Déroulement rituel du « pèlerinage » à l’intérieur du Saint-Sépulcre[215]
Cedit jour, onzième jour d’août, aux environs de l’heure de vêpres, il y eut une belle et solennelle procession à laquelle prenaient part tous ceux qui visitaient les vénérés lieux constitués par l’église du Saint-Sépulcre. (a) Voici relaté le détail de la cérémonie :
En tête, le gardien de l’hôpital, revêtu du surplis porté sur son habit, suivi de ses frères, et nous derrière eux, allions deux à deux, tenant en main un grand cierge de cire vierge allumé. Au pied du Saint-Sépulcre, le gardien de l’hôpital, qui était un homme de grande sainteté, entonna le Salve regina, mater misericordiae à haute voix, repris en chœur par chacun de nous, du moins par ceux qui le connaissaient. Les autres priaient avec toute la ferveur dont ils étaient capables. C’est de cette façon que nous nous rendîmes en procession jusqu’à la chapelle Notre-Dame, du côté gauche du chœur (b), qui est le lieu où Notre-Seigneur Jésus apparut à Sa mère la première le jour de Sa Résurrection.
[47v.] Le Salve regina terminé, fut dit le verset : « Priez pour nous, sainte mère de Dieu, afin que nous soyons dignes, etc. », suivi de l’oraison : « Dieu, qui par la Résurrection de Ton Fils unique, Ton fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, as daigné remplir de joie Ta famille, accorde-nous, nous T’en prions, grâce à l’intercession de Sa vénérable mère Marie, de connaître les joies de la vie éternelle. Par le même Seigneur, etc. » Dans cette chapelle Notre-Dame, sur le côté droit, enfermé à l’intérieur d’une fenêtre à barreaux de fer, il y a une partie de la colonne à laquelle on avait lié notre Sauveur Jésus durant le temps de sa flagellation. Il y a là l’obtention d’une indulgence en rémission plénière « du châtiment et de la faute ». En cet endroit, on chanta l’antienne suivante : « Pilate s’empara de Jésus, Le fit attacher solidement à la colonne et ordonna qu’on Le flagellât… » Verset : « Il accepta de supporter vraiment sur Sa personne nos propres faiblesses. » Répons : « Et Il prit sur Lui-même nos propres douleurs. » Oraison : « Assiste-nous, Christ Sauveur, par le châtiment de Ta flagellation et par l’éclaboussure de Ton précieux sang répandu goutte à goutte, efface nos péchés, accorde-nous Ta grâce, protège-nous de tout péril et de toute adversité, et conduis-nous aux joies de la vie éternelle. Toi qui vis et règnes avec Dieu le Père dans l’unité du Saint-Esprit qui est le même Dieu, à travers tous les siècles, etc. » De l’autre côté, à gauche de l’autel, il y a une fenêtre identique à la première, en laquelle sainte Hélène fit poser et enfermer une grande partie de la Vraie Croix. Il y a là l’obtention d’une indulgence de sept ans et sept quarantaines.
Au pied du grand autel de cette chapelle Notre-Dame, se trouve l’endroit (c) où sainte Hélène fit apporter, afin d’identifier celle de Notre-Seigneur, les trois croix et un cadavre. Sur le corps, on fit poser la croix du mauvais larron nommé Gestas, pour savoir si c’était celle du vrai Messie, mais sans résultat. Ensuite, de la même façon, on installa la croix du bon larron nommé Dismas. Aucun miracle ne se produisit. On mit sur le corps ensuite la troisième croix. Incontinent, par un effet de la grâce divine, le mort ressuscita. La conclusion fut immédiatement établie que c’était Dieu qui avait permis de reconnaître la Vraie Croix de notre Sauveur Jésus. La preuve de la vérité était établie.
Quittant la chapelle, après avoir descendu quatre marches d’un escalier, on trouve une pierre de marbre de forme ronde, percée en son milieu d’un minuscule trou de quatre doigts de diamètre. (d) C’est l’endroit où Notre-Seigneur, après Sa Résurrection, apparut à Madeleine, habillé en jardinier. Un peu plus loin, à douze pieds de distance, il y a la même pierre, mais sans trou ; c’est là qu’était Marie-Madeleine quand elle vit Jésus-Christ sous Son déguisement et qu’elle Lui dit : « Seigneur, si c’est Toi qui l’as enlevé, dis-le-moi, etc. » (e) Elle reconnut à la voix que c’était Notre-Seigneur. Comme elle voulait L’approcher et Lui baiser les pieds, [48] Notre-Seigneur lui répondit aimablement : « Femme, ne me touche pas. » En cet endroit, on chanta l’antienne suivante : « Jésus ressuscité à la première heure du sabbat apparut d’abord à Marie-Madeleine de laquelle Il avait chassé sept démons. » Verset : « Marie, ne me touche pas. » Répons : « Je ne suis pas encore monté auprès de mon Père. » Oraison : « Très bienveillant Seigneur Jésus-Christ, l’alpha et l’oméga, Toi qui à la première heure du sabbat T’es montré plein de tendresse à Marie-Madeleine qui pleurait en silence, lorsque Tu T’es adressé à elle de manière pleine d’affection, et que Tu lui as montré un visage accueillant, accorde-nous, à nous qui sommes Tes indignes serviteurs, de pouvoir contempler, par les mérites de Ta Résurrection, Ta Sainte Face pleine de grâce dans la gloire du ciel. Toi qui vis et règnes… »
Quittant ledit lieu, et longeant le chœur de l’église, à main gauche, après être passé devant les commodités et les latrines (f), nous pénétrâmes à l’extrémité de l’église, dans une petite chapelle voûtée comme mon dessin l’indique ci-contre[216], que l’on atteint en descendant un escalier de trois marches. C’est en cet endroit qu’on maintint emprisonné Notre-Seigneur durant le temps des préparatifs de son crucifiement (g). La chapelle comporte trois voussures dans le sens de la largeur, et deux dans celui de la longueur. Il y a là sept ans et quarante jours d’indulgence. À cet endroit-là, notre gardien entonna l’antienne suivante : « C’est moi qui t’ai fait sortir de ta captivité d’Égypte, en te soustrayant au Pharaon à travers la mer Rouge, et voici que c’est toi qui m’as enfermé dans un cachot obscur. » Verset : « Tu as brisé mes liens. » Répons : « Je T’immolerai une victime à Ta louange. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ, parure des anges et liberté des âmes, qui as voulu, pour la rédemption du monde, être fait prisonnier, enchaîné, mis au cachot, frappé, flagellé et couvert de crachats, accorde-nous, à nous qui sommes Tes indignes serviteurs, nous T’en prions, de recevoir avec joie, pour la gloire de Ton nom, châtiments et affronts, afin de mériter de participer à Ton amour. Toi qui vis, etc. »
Au sortir de cette chapelle, en prenant à partir de la partie arrière du chœur la direction de l’est, nous trouvâmes une autre chapelle où se tenaient les bourreaux qui clouèrent Notre-Seigneur sur la Croix et se partagèrent ses vêtements lorsqu’ils tirèrent au sort en jouant aux dés. (h) On y accède en montant un escalier de quatre marches. Là, on chanta l’antienne suivante : « Les soldats, quand ils eurent crucifié Jésus, s’emparèrent de Ses vêtements qu’ils se partagèrent. » Verset : « Ils se sont partagé mes vêtements. » Oraison : « Jésus-Christ, plein de bonté, qui pour notre rédemption, as été non seulement suspendu nu à la Croix, par les mains indignes des pécheurs, et qui as voulu mourir, mais as encore permis que Tes vêtements sacrés soient partagés et portés par d’autres, accorde-nous de mériter de T’être présenté à Toi, Dieu de vie et de vérité, dans la gloire des cieux, dépouillés de nos vices et parés de vertus. Toi qui vis et règnes, etc. » À une distance de six pieds de cette chapelle, on atteint, en descendant un escalier de trente marches, une belle petite église que madame sainte Hélène a fait construire (j) ; à présent, elle possède encore le siège de pierre où elle était assise durant la célébration de l’office divin. Le jour y pénètre par un trou, d’assez belle dimension, pratiqué dans la voussure. Vous trouvez ci-joint le plan concernant cette voussure.
[48v.] Au côté droit de cette chapelle, au bas des onze marches qui conduisent au pied du mont Calvaire, là où il y avait une fosse profonde (k), se trouve l’endroit où sainte Hélène (sur les indications de Judas Quiriacus[217]) fit procéder à des fouilles pour retrouver la Croix de Notre-Seigneur. On y découvrit les trois croix ; aussi ce lieu est-il l’objet d’une grande dévotion. Le pape Sixte lui a accordé l’indulgence de plénière rémission. Le lieu en question peut bien avoir en longueur vingt-deux pieds, en largeur seize. C’est dans la partie droite de ce creux que l’on retrouva le fer de la lance, la sainte couronne, l’éponge, les trois clous qui y étaient restés cachés et dissimulés par la volonté de Dieu (l). En l’honneur de cet emplacement fut chantée l’antienne qui suit : « Judas priait, disant : “Mon Dieu, montre-moi le bois de la Sainte Croix.” Partant du lac, il parvint là où reposait la Sainte Croix. Alleluia ! » Verset : « Ce signe de la Croix s’inscrira dans le ciel. » Répons : « Lorsque le Seigneur sera venu pour le jugement général. » Oraison : « Dieu, qui par l’éclatante invention de la Croix porteuse de salut, as révélé le miracle de Ta Passion, accorde-nous d’obtenir par le prix de ce bois porteur de vie, le droit à la vie éternelle. Toi qui vis, etc. »
Lorsque, remontant, nous eûmes rejoint la susdite chapelle Sainte-Hélène où son corps reposa longtemps, on chanta dans l’allégresse l’antienne suivante : « Sainte Hélène dit à Judas : “Comble mon attente, et vis assez longtemps pour pouvoir m’indiquer l’endroit appelé Calvaire, où se trouve cachée la précieuse Croix du Seigneur.” Alleluia ! » Verset : « Priez pour nous, sainte Hélène. » Répons : « Pour que… » Oraison : « Dieu, qui entre autres miracles de Ta puissance, renforces dans la personne du sexe fragile la vertu de l’intention droite, accorde-nous, nous T’en prions, de mériter, à l’exemple de la reine sainte Hélène grâce au zèle de qui Tu as daigné faire apparaître au jour le bois désiré de la Sainte Croix de notre roi, de découvrir immédiatement le Christ et de nous mettre à le suivre. Par notre Seigneur Jésus-Christ. » Revenus en haut, dans la grande église, à douze pieds de distance, à gauche, à partir de la sortie de l’escalier, il y a une chapelle qui contient un autel sous lequel se trouve la pierre ronde, en forme de colonne, sur laquelle le doux Jésus était assis dans la maison de Pilate, lorsqu’Il fut couronné d’épines (m) faites de joncs marins, quand on se moqua de Lui, qu’on Le souffleta, qu’on Le frappa, qu’Il fut l’objet d’outrages blasphématoires lorsqu’on L’interpellait en ces termes : « Salut, roi des Juifs ! » À ce lieu sont attachés sept ans et sept quarantaines d’indulgence. On y chanta l’antienne suivante : « C’est moi qui t’ai donné le sceptre royal, et c’est toi qui m’as mis sur la tête ma couronne d’épines. » Verset : « Tu as posé sur ma tête… » Répons : « Une couronne de pierres précieuses. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ qui, acceptant de souffrir pour le genre humain, as eu Ta tête sacrée recouverte d’une couronne d’épines et qui as répandu Ton sang pour le salut de l’humanité, tourne Ton regard vers nos indignes prières, pour que, nous écoutant dans Ta clémence, Tu nous accordes le pardon de tous nos péchés, nous T’en supplions par Ta souveraine et pieuse miséricorde. Toi qui avec Dieu le Père et le Saint-Esprit vis et règnes, Dieu, dans tous les siècles, etc. »
[49] Puis, du côté du couchant, vous trouvez immédiatement dix-huit marches (n) qui vous conduisent tout droit vers l’est, au mont Calvaire (o) dont voici le dessin[218]. Vous y voyez le trou, profond d’un bras, entouré d’une bordure de vermeil à quatre fleurons en forme de croix, assez grand pour que vous puissiez y mettre le haut de votre tête. C’est dans ce trou qu’était plantée la Sainte Croix de Notre-Seigneur (p) sur laquelle Il mourut et souffrit Son ignominieuse et douloureuse Passion pour notre Salut et Rédemption. Y a-t-il un homme si curieux qu’il soit, qui trouverait au monde un lieu plus somptueux et « dévotieux » que celui-là ? Le cœur de la créature humaine ne serait-il pas aussi dur qu’un diamant ou un rocher s’il ne se mettait pas à pleurer et verser un torrent de larmes, à la pensée que c’est Dieu qui lui a accordé la faveur de voir de ses propres yeux le lieu même où, par tendresse et amour pour nous, le créateur du Monde et l’Agneau innocent et n’ayant pas connu la tache d’iniquité, a offert Son précieux corps, sans l’avoir nullement mérité, pour racheter de l’éternelle damnation l’humanité entière, au centre du Monde, de façon que chacun pût en avoir pleine et entière connaissance ? Comme dit le psalmiste : « Il a accompli le salut des Hommes au centre de la Terre[219]. » Hélas ! vous, Chrétiens, qui devez à Dieu d’être doués de Raison, reconnaissez l’immensité du bien, du profit et de l’utilité dont vous avez bénéficié, du fait de votre délivrance et de votre amenée sur le chemin du salut grâce à l’effusion de Son précieux sang si plein de dignité, de noblesse et de grandeur, ce que l’on n’avait jamais vu et que l’on ne reverra jamais : le sang d’un corps conçu dans le ventre d’une femme vierge, et nourri au sein de la glorieuse Vierge Marie Sa digne mère, rempli de lait spirituel, sans avoir connu l’opération de la chair. Où sont ceux qui ne seraient pas touchés et débordant de dévotion à la vue d’une chose aussi glorieuse ? Ne seraient-ils pas pires que Judas, qui reconnut sa faute, si leur cœur ne fondait pas de contrition et ne répandait pas des torrents de larmes en demandant pardon à Dieu ?
Sachez vraiment que lorsque nous nous trouvâmes en ce lieu-là, chacun de nous, nu-tête, genoux en terre, nu-pieds, nous nous prosternâmes les bras en croix sur le pavé, implorant à haute voix, de toutes nos forces, et à grands cris, par plus de vingt fois, la miséricorde de Dieu. La clameur que nous faisions était telle qu’elle aurait couvert le grondement du tonnerre. Il y en avait un certain nombre qui restaient là, étendus comme s’ils étaient ravis en extase, à ce point qu’il fallut aller les relever par crainte de les voir tomber évanouis, tellement était grande l’ardeur de la foi qui les animait. Chacun de nous avait oublié toute notion de boire, de manger ou de satisfaire ses petits besoins personnels, tellement nos cœurs étaient remplis de la mort et de la Passion de notre Sauveur Jésus. À ce lieu est attachée l’indulgence de « trois fois pleine rémission de tous les péchés, quels qu’ils soient ».
[49v.] Veuillez bien noter que le trou de la Croix se trouve dans une grande marche de pierre qui a une hauteur de plus de deux pieds par rapport au niveau du pavement. À côté, à gauche, à environ six pieds de distance de ce trou (q), il y a la fente dans la roche qui s’ouvrit pendant la Passion de Notre-Seigneur, comme il en est fait mention en la Sainte Écriture : « Et les rochers s’ouvrirent[220]… » La fente fait en longueur six pieds, en largeur un, et en profondeur dix-huit, et se prolonge jusqu’au bas de la chapelle inférieure située sous ledit mont Calvaire. À l’heure actuelle, on remarque une sorte de plaque de couleur rougeâtre, comme du sang coulant goutte à goutte, au milieu de ladite roche, où brûle en permanence une lampe allumée nuit et jour et qui permet de bien mettre la fente en évidence. Derrière le trou, est fixé un vieux tapis de muraille représentant Jésus crucifié, plaqué contre le mur, le dos tourné vers l’Orient, dont les deux pieds apparaissent perforés de deux clous, ce qui laisserait supposer qu’il y en aurait eu quatre pour fixer Jésus-Christ à la Croix[221]. Sur l’autre mur, à gauche, il y a un bel autel magnifiquement réalisé en marbre, sur lequel put y dire la messe qui en eut le loisir. À douze pieds de cet autel, droit devant, on trouve un endroit somptueusement recouvert de mosaïque faite de belles dalles de marbre de couleurs bigarrées, de forme carrée dont chaque côté ferait environ huit pieds. C’est l’emplacement exact où l’on installa la vraie et glorieuse Croix sur laquelle notre Sauveur Jésus fut fixé et attaché au moyen des trois gros clous célébrés par la renommée (r), par les fourbes et maudits Juifs rongés par la jalousie. Il y a là aussi pleine rémission des péchés. Chacun de nous se prosterna sur le sol, les bras étendus en forme de croix. Sachez que celui qui savait quelque oraison à la Sainte Croix était loin de l’avoir oubliée en pareil lieu. Je ne voudrais pas manquer de mettre ici et de rédiger par écrit l’une de celles que j’ai eu beaucoup de labeur et de peine à fixer et à mettre en ma mémoire. La voici :
Oraison en langue vulgaire de l’âme humaine à la Sainte Croix de Jésus-Christ[222]
Bois éclatant de beauté, qui fus jadis dressé sur ce mont Calvaire, la malheureuse que je suis vient se mettre sous ta protection, afin d’échapper à la captivité [50] du noir cachot de mes ennemis. Du vrai salut, c’est toi qui es la dispensatrice, titre prestigieux « signé » de trois clous glorieux plus éclatants que le soleil au firmament, qui te vaudront d’être adorés de tous. Pour ce qui est de moi, de tout mon être, me voici sous ta protection, tendant vers le ciel mes deux bras ; tu vois combien je suis persécutée et poursuivie sans relâche par mes ennemis.
Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.
Le faux serpent, plein de malice, depuis l’Antiquité, continue à vomir sur cette terre son glacial poison, et en telle abondance que tous nos sens en portent la blessure. La tentation, l’ennemie universelle, n’a aucune part au doux fruit du Salut que toi tu répands, plein de suavités et de délices. L’âme, infectée de ce vicieux venin, en mourra contaminée, j’en ai la certitude, ô arbre paré de toute beauté. Port où l’on aborde plus sûrement qu’en empruntant toutes les autres passerelles, ma soif est plus vive que celle du cerf en la prairie, à la recherche, la gueule grande ouverte, de l’eau des ruisseaux.
Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.
Celui qui goûtera à la suavité du fruit que tu te plais à répandre échappera à la mort et parviendra à l’immortalité de l’éternité, car en toi il n’y a que vie, paix et gloire. [50v.] Cèdre divin, à la magnificence inégalée, tu as été, en ton tronc radieux, un nid pour le pélican répandant à jamais son sang sur l’Humanité vouée à la mort, afin de la faire revivre et de lui faire puiser sa force dans la vigueur de tes branches. Morte je suis. Redonne-moi la vie. Jamais aucune forêt ne fut dotée d’une pareille ramée.
Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.
Élie, l’homme de Dieu et d’équité, voulant échapper à Jézabel la reine de l’horreur, son ennemie, s’endormit en toi, c’est avéré. Tiré de son sommeil par un pain apprêté par Dieu, il prit sa course, ce qui est une chose notoire, jusqu’à la montagne de Dieu de prestigieuse renommée, ayant recouvré ainsi ses forces en mangeant de ce pain nourrissant, signifiant par là qu’il faut faire se reposer en toi celui qui veut mener à bien ses étapes journalières, afin d’éviter les revanches du diable, en mangeant le pain au goût de fumée de cendres, qui est la chair sacrée de Jésus-Christ.
Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.
Prince des Cieux, je viens adorer ta Croix tant vénérée. Tire-moi du fond de l’abîme du péché qui souille mes blanches mains. Sans ton secours, je suis une âme damnée. Je veux m’endormir sous ta verte feuillée.
Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.
Amen.
[51] Sur le pilier du milieu soutenant les quatre voussures, tout droit devant le tableau de Jésus crucifié, à environ huit pieds de distance du trou du mont Calvaire dans lequel fut plantée la Sainte Croix, on relevait :
Élégie de Jean Flamand, prêtre du diocèse de Boppard[223], au tableau du Sauveur en croix
Ah ! Combien il faut pleurer, combien il faut gémir sur ce corps où s’est dissimulée la véritable gloire d’un grand Dieu.
Donne-moi maintenant assez de larmes, de gémissements, de soupirs, de pleurs pour pouvoir, ô Christ, me lamenter sur Ta mort.
Ah ! malheureux que je suis, à voir Tes membres bleuis, recouverts d’affreuses blessures. Ta poitrine sacrée s’ouvre, béante, sur une effrayante plaie.
Ta tête, sur un front plein de calme, est recouverte d’une couronne de redoutables épines, et Ta face est tuméfiée sous le coup d’une taillade impie.
Tous Tes membres sont endoloris, tout trempés de sang vermeil ; aucun endroit, sur la totalité de Ton corps, ne reste exempt de blessure.
Qui pourrait me donner ces larmes, ces gémissements, ces soupirs, ces pleurs ? Ô douleur, ô amour, tout baigne dans le sang !
Ah ! Quelle affliction, quel sujet de pleurs que ce meurtre qu’aucun poème ne pourrait déplorer.
Grand Dieu, quelle bonté faut-il qu’il y ait en Toi pour accepter le supplice de la Croix à cause de mes fautes à moi ?
C’est ici, misérable pécheur, qu’il te faut répandre des larmes amères, et frapper ta poitrine de pierre d’une clémente main.
C’est ici qu’il te faut, suppliant, offrir tes gémissements sur l’autel de la piété, où se trouve le remède à tes blessures.
Sois plein d’indulgence pour moi, vrai roi, ô Christ, dans Ta grande clémence, et accorde-moi le pardon de mes erreurs et de mes crimes.
Accorde-moi la grâce de pleurer mes péchés dans un flot de larmes pleines de sincérité.
Accorde-moi la grâce, je T’en prie, de participer moi aussi au « portement » de Ta Croix.
Telos
Au lecteur :
Arrête-toi, lecteur, même si tu es pressé. Regarde celui qui est ici suspendu. Et prends le temps de lire, jusqu’au bout, d’un cœur plein de piété, ces élégiaques distiques.
[51v.] Au même endroit, sur un autre panneau, on trouve reproduite une autre oraison faite et composée par monseigneur saint Jérôme ; il ne faut pas oublier de la faire figurer ici dans nos notes, pour que les vrais amateurs de sainteté trouvent en ce Saint Lieu un motif de plus de dévotion.
Oraison de saint Jérôme
Jésus le Nazaréen, roi des Juifs, Dieu de sainteté, de force, de miséricorde, sauveur de l’Homme admirablement créé, plus admirablement encore racheté par Toi, lorsque le temps de Tes prodiges et de Tes miracles fut terminé. Quand l’annonce de Ta doctrine fut accomplie, Tu fus capturé, moqué, flagellé, couronné et accusé de mille opprobres, Tu portas sur Tes propres épaules l’emblème triomphal de la Croix depuis la Sainte Cité jusqu’au Golgotha, c’est-à-dire au mont Calvaire, emmené par les licteurs et accompagné des Saintes Femmes en pleurs ; parvenu en ce lieu, Tu fus abreuvé de vinaigre et de fiel, dépouillé de Tes vêtements, Tes saints membres endurèrent la Passion sur le bois grossier de la Croix, et Tu fus crucifié entre deux voleurs. Tu as ainsi miséricordieusement et de façon admirable accompli l’œuvre de notre Rédemption en T’offrant à Ton Père pour les péchés du genre humain, en victime de salut et en holocauste du soir. Par toutes ces moqueries dont Tu fus l’objet, par ces souffrances, par ces mystères par lesquels Tu as purgé le Ciel et la Terre, nous implorons Ton immense clémence, afin que Tu nous façonnes pieusement sur le modèle de Ta Passion et de Ta mort, et que Tu nous fasses participer à Ta très sainte Rédemption, Jésus-Christ, Sauveur du Monde, qui avec Dieu le Père et le Paraclet, vis, règnes et gouvernes à travers tous les siècles des siècles. Amen.
Une fois que furent terminées toutes ces oraisons, ainsi que beaucoup d’autres (il faudrait trop de temps pour les consigner ici à l’attention des lecteurs), et que chacun de nous eut accompli son devoir le moins mal possible ou de la meilleure façon dont il était capable, et pris l’engagement d’adopter pour l’avenir une règle de vie meilleure que celle qu’il suivait jusque-là, afin d’obtenir les grandes indulgences dont on ne peut se faire une idée, nous reprîmes notre procession en suivant l’ordre adopté jusque-là. Alors, monseigneur le gardien entonna l’antienne qui suit : « C’est ici le lieu où fut suspendu à la Croix le salut du Monde, venez, adorons… » Verset : « Nous T’adorons, ô Christ, et nous Te bénissons. » Répons : « Parce que, par Ta Sainte Croix, Tu as racheté le Monde. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, Tu as immortalisé le lieu sacré où nous sommes pour le salut du genre humain par Ton précieux sang, où Tu as voulu que l’on Te conduise à la troisième heure et où Tu as permis que les soldats Te dépouillent de tes vêtements. C’est là ensuite, à la sixième heure venue, alors que Tu étais suspendu à la Croix, que Tu as prié pour les pécheurs, et que Tu as confié Ta mère la Vierge de douleurs à l’apôtre vierge. Enfin, c’est là encore à la neuvième heure [52] que Tu as remis Ton esprit, en criant, priant et pleurant, entre les mains de Ton Père. C’est là même toujours que Tu as supporté que Ton corps très saint soit perforé par une lance. Accorde-nous, nous T’en prions, à nous qui avons été rachetés par Ton précieux sang, et qui célébrons la mémoire de Ta Passion, de pouvoir jouir du bénéfice de cette Passion, Toi qui vis et règnes avec Dieu le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen. »
Lorsque nous eûmes ainsi rendu louange au Rédempteur de l’Humanité, nous revînmes sur nos pas, et descendîmes les dix-huit marches pour venir visiter une belle et jolie chapelle située sous le mont Calvaire. Son entrée est située à l’ouest. Des travaux de creusement, de terrassement et de fouilles y ont permis la mise à jour du crâne de notre premier père Adam, quoique l’Écriture Sainte affirme qu’il avait été inhumé au Val d’Hébron. Mais ce sont les eaux du Déluge qui l’ont déplacé et déposé en cet endroit, pour bien faire connaître que celui qui avait commis la faute serait placé au même endroit que celui qui devait racheter l’Humanité entière par Sa mort et Sa Passion. Dans cette chapelle, il y a un bel autel, et la fissure de la roche qui la recouvre se prolonge jusqu’à son pavement. À la sortie, vous trouvez les sépultures des victorieux rois chrétiens, c’est-à-dire Godefroy de Bouillon et Baudouin son frère (s), ceux-là mêmes qui par leurs prouesses et leur courage firent la conquête de la Terre Sainte et la ramenèrent dans le giron de notre sainte religion catholique. Chaque sépulture repose sur quatre petits piliers de pierre ; le sarcophage est fait fort honnêtement comme il se doit pour des princes de ce rang, mais non point de façon aussi somptueuse que celle de nos rois en nos pays et régions. Je suis par ailleurs fort étonné que les Turcs et les Sarrazins les gardent ainsi dans leur intégrité. Sur ces sarcophages, on peut lire les épitaphes suivantes, en caractères romains, même si les lettres sont en mauvais état et difficilement lisibles[224]. Voici le texte :
Épitaphe de Godefroy, duc de Bouillon
C’est ici que Godefroy, à la tête de l’expédition des Francs lancée à la conquête des Lieux Saints de Sion, gagna son éclatant titre de gloire. Terreur de l’Égyptien, déroute des Arabes, horreur des Perses, Roi élu, mais en refusant le titre et la couronne, il voulut rester le serviteur du Christ. Il mit tous ses soins à rendre ses droits légitimes à Sion, [52v.] à faire respecter les préceptes de la vraie religion catholique, son dogme et son droit, à anéantir radicalement le schisme, à imposer notre Foi et ses règles. Miroir de la chevalerie, force du peuple, ancre des clercs.
Épitaphe du roi Baudouin, frère et successeur de ce même Godefroy
Le roi Baudouin, second Judas Macchabée, espoir de la terre de nos pères, force de l’Église, puissance de l’une et de l’autre, redouté de Cédar[225] et de l’Égypte, de Dan[226] et de Damas la tueuse d’hommes qui lui payaient tribut, ô douleur, est enfermé ici dans ce pauvre et minuscule tombeau.
À l’extérieur de cette chapelle, en face du portail, au sud et en-dessous du Golgotha que nous appelons mont Calvaire, à environ un jet de pierre en arrière de la Croix de Notre-Seigneur, c’est là que se tenait, pleine d’affliction, la Vierge, mère de Jésus, accompagnée de monseigneur saint Jean l’Évangéliste et des autres Marie (v)[227]. C’est de là qu’elle assistait à toutes les ignominieuses et méchantes injures que l’on faisait à son cher enfant. Imaginez son angoisse, sa douleur, sa tristesse, sa peine, son tourment, son affliction de voir Celui qu’elle avait si tendrement allaité, alimenté et élevé, agonir sans cause ni raison, confondu avec deux voleurs de part et d’autre de la Croix, et mourir. Ô, vrai Chrétien qui désires parvenir en ce séjour de salut que le Sauveur du monde t’a réservé le jour où il monta aux cieux, ne veux-tu point pleurer et te joindre et tenir compagnie à Sa glorieuse mère en pleurant et en gémissant avec elle ? Aurais-tu un cœur assez endurci pour n’avoir ni pitié ni compassion pour cette pauvre femme désolée et à ce point affligée ? Considère qu’il n’y a pas une femme au monde qui ne souffrirait le martyre si elle assistait, de ses propres yeux, à la mort de son fils, à plus forte raison elle qui savait que Son enfant était vrai Dieu et vrai homme, Fils de Dieu le Père tout-puissant, conçu en son ventre virginal par l’opération du Saint-Esprit, sans intervention charnelle. Sa douleur, à elle, ne devait-elle pas être plus grande que la douleur de toute autre femme ? Si assurément ! C’est de tout notre cœur que nous devons nous laisser aller à gémir et à pleurer avec elle.
C’est encore en ce lieu que Joseph et Nicodème, lorsqu’ils eurent enlevé et descendu Notre-Seigneur de la Croix [52v. bis], Le lui apportèrent et mirent précieusement sur ses genoux, mort, en l’état où Il était (t). Croyez bien que cela ne fut pas sans donner un nouveau cours à ses douleurs anciennes. Puis ils L’enveloppèrent dans un beau linceul blanc après avoir embaumé le corps d’aromates. En souvenir de la dignité et excellence de ce lieu, l’emplacement a été revêtu de beaux menus carreaux de marbre de diverses couleurs. On a là « plénière rémission » de ses péchés. En signe d’excellence attribuée à cet emplacement, sont suspendues à la voûte sept lampes toujours allumées, soit autant qu’il y a de communautés chrétiennes auxquelles incombe le service divin audit lieu, ce qui vous sera plus amplement expliqué sous peu. C’est là que tous, nu-pieds, à genoux, la tête découverte, les mains jointes, tournés vers le mont Calvaire, demandant à Dieu pardon et miséricorde en honneur à Notre-Dame de Pitié, le gardien et les gens d’Église chantèrent l’antienne qui suit : « Telle une huile parfumée, Ton nom S’est répandu. C’est pourquoi les toutes jeunes femmes T’ont voué un amour infini. » Verset : « Tu as aimé la justice et Tu hais l’iniquité. » Répons : « C’est pourquoi Dieu T’a revêtu de son onction. » Oraison : « Très doux Jésus-Christ, qui as rabaissé Ton corps sacré au niveau de la dévotion de Tes fidèles et qui, en Te montrant sous Ton vrai jour de roi et de prêtre, as voulu recevoir la marque de ces mêmes fidèles, accorde à nos cœurs, grâce à l’onction du Saint-Esprit, de pouvoir être continûment préservés de toute souillure du péché, Toi qui avec le Père et le Paraclet vis et règnes, Dieu, dans tous les siècles. »
Après cela, nous regagnâmes, pieusement regroupés et dans une belle ordonnance, le Saint-Sépulcre, là où nous avions débuté notre procession. Nous nous avancions, chantant à haute-voix la belle oraison pascale suivante : « J’ai pourvu au repas de l’agneau », du début à la fin. L’hymne terminé, l’antienne qui suit fut chantée : « Celui que la totalité du monde ne peut contenir, voici qu’Il est emprisonné sous une pierre, et qu’après avoir vaincu la mort Il a brisé les serrures qui cadenassaient l’enfer. » Verset : « Le Seigneur a surgi hors du sépulcre, etc. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ qui, à la tombée du jour, quand Tu fus descendu de la Croix, fus déposé entre les bras de Ta très douce mère (selon notre pieuse tradition), qui à la dernière heure de ce même jour as accepté de bon cœur que Ton corps fût transporté dans ce sépulcre sacré, qui, le troisième jour, vainqueur de la mort, en es sorti glorieux, et as ordonné aux anges, témoins de cette résurrection, d’apparaître, et as consolé Marie-Madeleine en larmes qui Te cherchait, en se manifestant à elle la première en ce lieu même, accorde-nous, nous T’en supplions, à nous ainsi qu’à tous ceux que nous Te recommandons dans notre prière, et qui faisons mémoire de Ta Passion et de Ta mort, d’atteindre la gloire de Ta Résurrection. Toi qui vis et règnes avec Dieu le Père, dans l’unité du Saint-Esprit, Dieu, dans tous les siècles des siècles. »
[52 bis v.] Oraison de saint André[228], évêque de Jérusalem, qui doit se réciter sur le Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur
Emmanuel, Dieu avec nous, principe et commencement souverain, alpha et oméga, Toi qui une fois accomplie l’œuvre de notre Rédemption, et après avoir incliné la tête, as rendu l’esprit au milieu des cris et des larmes, la déférence que nous Te devons nous met à Ton écoute. Lorsque, ayant obtenu du gouverneur qu’il leur remette Ton corps pour Lui donner une sépulture honorable, les deux justes Joseph et Nicodème T’eurent embaumé de myrrhe et d’aloès et mis dans un tombeau de marbre, enveloppé d’un linceul tout propre, dans le jardin à côté des deux prophètes, Tu apportais l’illustration éclatante de la prophétie de David qui disait : « C’est à cause de cela que mon cœur s’est réjoui, que ma langue exulta et qu’en outre ma chair reposera dans l’espérance, car Tu n’abandonneras pas mon âme dans les enfers, et Tu ne permettras pas que Ton Saint connaisse la corruption charnelle. » À peine la première lueur du jour apparaissait-elle, que Tu interpellas Ton Père : « Seigneur, tu m’as mis à l’épreuve, et maintenant tu me connais ; Tu connais la pause que je fais et ma Résurrection. » Il Te répondit : "Lève-toi, ma gloire, lève-toi, mon psaltérion et ma cithare. » Tu Lui répondis : « Je me lèverai quand le jour sera là. » Sitôt dit, sitôt fait. Ton âme, sortant des enfers, en emporta les dépouilles des saints, et Ton corps abandonna les habits avec lesquels Tu avais été enseveli, et homme nouveau, c’est-à-dire le Christ Jésus, de même nature, mais revêtu d’une seconde gloire, Tu fis sortir à Ta suite du tombeau les premiers des ressuscités, et Tu Te fis connaître par des signes et des preuves en grand nombre, fortifiant la foi, enseignant l’Église, invitant ceux qui Te suivaient à recevoir en outre le Paraclet. C’est à Toi, Dieu de gloire, que nous adressons nos très humbles prières, Te demandant, nous qui avons été avec Toi cloués sur la Croix et ensevelis avec Toi au Sépulcre, de nous remplir de Ton esprit, de nous confirmer dans Ta foi, et de même que Tu nous es apparu durant notre vie, nous apparaissions avec Toi dans la gloire, Jésus-Christ, Sauveur du monde, qui avec Dieu le Père et le Saint-Esprit vis, règnes et gouvernes dans tous les siècles des siècles. Amen.
Lorsque nous eûmes terminé nos oraisons avec toute la ferveur dont nous étions capables, nous commençâmes à refluer vers la chapelle de Notre-Dame, en chantant à pleine voix un Te Deum laudamus. Il avait été entonné par le gardien, nous l’avions repris à sa suite, et nous chantions ainsi. C’était là un concert étonnant à entendre, l’un bien, l’autre mal, un autre encore comme il savait, mais nous fîmes tant et si bien que nous en vînmes à bout. Alors chacun put s’adonner librement à ses petites affaires personnelles, à se préoccuper de grignoter quelque chose et à se mettre à la recherche d’un petit endroit à l’écart où dérouler son tapis pour y passer la nuit. Le cher gardien fit diligence pour nous faire livrer depuis le mont Sion du pain et du vin ; on pouvait se procurer le reste en l’achetant devant le Saint-Sépulcre aux vendeurs qui nous proposaient un certain nombre de produits qui étaient pour nous de première nécessité, des œufs, du raisin, des grenades, du pain, des figues, et d’autres choses encore mises sur le marché.
[53] Avant de poursuivre, il faut que je dise quelque mot concernant la topographie du Saint-Sépulcre. Les lecteurs se récrieront, peut-être, que je suis trop « bavard », mais je veux bien que l’on dise ce que l’on voudra. Le temps, pour l’heure, est entre Dieu et nous. Considérez et sachez bien ce qui suit. L’église dans laquelle se trouve le Saint-Sépulcre est vaste ; en effet elle englobe le mont Calvaire et quelques autres lieux, le tout étant couvert. L’importance à elle seule de l’église dépasse de beaucoup toutes les autres. Elle est de forme ronde, et a soixante-quatorze pieds, entre piliers, qui sont d’un marbre de la meilleure facture. C’est en son milieu que se trouve le Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur, surmonté par une ouverture totalement ronde à ciel ouvert. Jouxtant le chœur de cette église, il y en a une autre nommée Balgatana, de forme très longue, mais à un niveau un peu plus bas. Toutes les deux se trouvent protégées par le même toit. La fosse où est le Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur a huit pieds de long et autant de large, aux parois toutes entières revêtues de marbre, surmontée d’une coiffe superbement réalisée, supportée par des piliers de formes cylindriques aux belles moulures en saillie à la base, d’une richesse et d’une splendeur inégalables. La couverture, en plomb, est constituée de deux hémisphères parallèles, les faces intérieures dorées à l’or fin. Mais la roche qui est au fond est exactement celle qui existait au moment de la mise au tombeau. On y pénètre à l’est par une petite ouverture fort basse de trois pieds et demi de haut et seulement deux de large. Quand on entre, on trouve le Saint-Sépulcre à droite près du mur, côté nord ; il est recouvert de marbre gris. Sa longueur est de huit pieds, de la taille du creux du rocher, sa hauteur de trois environ par rapport au niveau du pavement. Mais quand on veut y dire la messe, on glisse par-dessus un beau plateau de bois pour en faciliter la célébration. Le local est clos de toutes parts, sans recevoir d’autre jour ni clarté que ce que fournit la petite entrée. Elle ne peut pas, à elle seule, assurer un grand éclairage ; aussi y a-t-il dix-huit lampes qui brûlent sans arrêt, ce qui fait que vous pouvez fort difficilement tenir le temps d’une messe, tellement est grande la chaleur qui s’en dégage. Pas plus de deux personnes, en plus du prêtre, ne peuvent y prendre place. Mais la ferveur est de telle intensité qu’il n’est pas de souffrance, quelle qu’elle fût, que les bons Chrétiens n’endurent. Ajoutez à cela un autre motif, c’est que vous avez sous les yeux le lieu inestimable où le corps de Notre-Seigneur est resté trois jours. Ce lieu vaut la « rémission plénière » de vos péchés.
[53v.] Devant le Saint-Sépulcre, il y a un endroit taillé dans la roche, vraie réplique du Saint-Sépulcre, de même longueur, de mêmes largeur et disposition, à la fois pour le dehors et le dedans. C’est pour cela que de l’extérieur on croit qu’il n’y a qu’une seule concavité, mais y a-t-on pénétré que l’on s’aperçoit facilement qu’il y a deux locaux séparés. C’est dans cette minuscule chapelle située sur le devant qu’entrèrent les saintes femmes le matin de la Résurrection, disant : « Qui nous roulera la pierre ? Y aura-t-il quelqu’un pour nous rouler la pierre qui ferme l’ouverture du monument ? » Un grand morceau de cette pierre se trouve aujourd’hui devant l’entrée de la fosse intérieure, où se tenait l’ange quand il dit aux Marie : « Venez et voyez, c’est là qu’on L’avait mis. Il est ressuscité et ne Se trouve plus ici. » L’autre morceau a été transporté au mont Sion en l’église du Saint-Sauveur, comme cela sera expliqué ci-après. Au dit Saint-Sépulcre vous trouvez un nombre étonnant d’inscriptions qui méritent de passer à la postérité, dues à la piété d’un grand nombre d’érudits. Voici le texte de l’une d’entre elles figurant sur l’ouverture qui donne accès à la première des deux chapelles[229] :
L’an mil quatre-vingt-dix-neuf, bien que l’armée des Croisés ait atteint à quinze reprises le Nil, les Francs, plus soucieux d’acquérir la vie sacrée, que de pacifier Acre, s’emparent de Jérusalem, emportés pour mener l’assaut par autant de bravoure que de courage.
[Sur l’huisserie du Saint-Sépulcre :] Toi qui passes devant ce sépulcre où je suis resté étendu mort, durant trois jours, après avoir subi ma Passion pour toi, regarde ce corps d’homme qui est le mien. Quand il eut anéanti le redoutable Béhémoth[230] en l’écrasant de ses pieds, et qu’il eut radicalement brisé les verrous du hideux Averne[231], il en fit sortir les siens et les entraîna à sa suite pour les installer au-dessus de la voûte étoilée du Ciel.
[Sur le plateau du monument :] C’est ici qu’est resté étendu, mort, celui qui par sa mort a détruit la mort. C’est ici que dormit le lion qui, du temps qu’il était éveillé, a poli l’Univers. Vous qui êtes ressuscités avec le Seigneur, et qui voulez atteindre les célestes demeures, recherchez la joie des choses du ciel. Le Christ, sortant de l’enfer, après avoir vaincu la mort, emporte vers les cieux les saintes troupes de nos Pères.
La ferveur de la foi qui se manifeste ici est si grande que personne ne pourrait se lasser d’en être le témoin, d’en parler ou d’entendre ce qui pourrait en être rapporté. Elle a donné lieu à tellement d’inscriptions que plusieurs cahiers ne suffiraient pas à les reproduire toutes.
[54][232] Dans cette église sacrée du Sépulcre de Notre-Seigneur sont présents sept communautés qui se réclament du Christ. Chacune d’elles y possède un endroit propre où elle s’honore d’assurer le service divin, tant de jour que de nuit. Elles possèdent plusieurs maisons religieuses, réparties par rite sur la Terre Sainte, et elles payent l’impôt au Turc. Bien qu’elles le fassent différemment de nous, elles servent Dieu, même si la manière dont elles le font n’a aucun rapport avec la nôtre. Je crois savoir, de façon certaine, que des changements interviennent en ces communautés, comme chez nous pour les frères de Sion.
Au premier rite appartiennent les Latins, c’est-à-dire les moines de Saint-François, dont la maison conventuelle se trouve au mont Sion. Ils occupent, dans ladite église du Saint-Sépulcre, une belle place, à savoir la chapelle de Notre-Dame, le mont Calvaire où est localisé l’autel situé près de la fissure de la roche, et en outre le Saint-Sépulcre. S’ils sont nommés ici les premiers de la liste, c’est à cause de la prééminence de la cour de Rome. Je vous assure, c’est la vérité, je ne me souviens pas avoir jamais rencontré un seul religieux fâché ou saturé du séjour fait par lui en pareil lieu.
Le deuxième rite est celui des Grecs. Pour la consécration, ils utilisent du pain azyme[233] et du pain levé, et leurs rites sont étonnamment différents de nos usages latins. Ce serait trop long de vous les énumérer et de les décrire. Cependant, apparemment, une grande dévotion les anime pour la célébration de leur office sacré. Ils font étonnamment abstinence ; ils sont tous moines noirs[234], leur patriarche réside à Jérusalem. Toutefois ils ont une grande vénération pour la cour papale de Rome, et ils croient – et l’affirment avec certitude – que, de même que l’Église d’Orient a été ruinée et réduite à une situation d’indigence, de même l’Église d’Occident, qui pour l’heure affiche avec insolence luxe et richesse, connaîtra à brève échéance un état de désolation. Les Grecs dont je vous entretiens ici occupent entièrement, dans le cadre de leur attribution, le chœur et le grand autel de l’église qui est l’emplacement le plus agréable qui soit (G). Au milieu du chœur, il y a un petit pilier, d’un pied de haut environ par rapport au niveau du pavement, percé d’un trou où peut prendre place un doigt d’homme ; selon eux, c’est là que se trouve le centre du monde habité (R), alors que pour la Sainte Écriture c’est le trou dans lequel fut plantée la Vraie Croix sur le mont Calvaire, qui se situerait à environ un jet de pierre. Pour une si petite distance, je ne veux pas entrer en contestation avec eux, ni ouvrir un débat sur la mesure de la Terre.
Le troisième rite est celui des Jacobites[235]. Ils sont bien représentés en Asie, au Val de Mambré[236], en Égypte et en Éthiopie. Il y en a un grand nombre jusque dans les Indes. Ils se font circoncire comme les Juifs. [54v.] Ils reçoivent le baptême de feu, comme nous ils utilisent le saint chrême, et portent une marque sur le front en forme de croix. Ils se confessent à Dieu seul, dans quelque coin d’église ou quelque part ailleurs. Cependant, ils reconnaissent qu’il n’y a en Jésus-Christ qu’une seule nature, divine, non humaine ; ils utilisent la langue chaldaïque et arabique. Ils sont récusés par l’Église, mais ils sont simples, pieux et dévots, ce qu’ils affichent dans leur mode de vie et dans leur manière de se vêtir. Durant le carême, ils ne consomment ni huile ni poisson, se contentant de pain, d’eau et de fruits. Leur lieu de culte, qui jouxte la partie arrière du Saint-Sépulcre même, contre le mur, est élégamment orné, sur l’autel, de beaux tableaux peints en or fin, et éclairé par force lampes allumées ; mais le lieu est si petit que pourraient à grand-peine y trouver place, en plus du prêtre, sept ou six personnes. Durant le temps que nous y étions, il n’y en avait que deux qui émettaient des raclements de gorge à la manière des crapauds dans un fossé. Je veux bien admettre qu’ils pourraient être dévots autant que vous voudrez, mais leur mode de vie ne me plaît en aucune façon, et il me semble qu’ils sont plus remplis d’hypocrisie que de dévotion. Toutefois je laisse le reste à Dieu, qui connaît l’intérieur de la conscience des hommes.
Le quatrième rite est celui de ceux que l’on appelle Nestoriens[237] ou Indiens (z), dont la place qui leur a été donnée dans ce temple occupe la partie située à l’ouest, derrière le Saint-Sépulcre. Ce sont des gens de couleur noire, comme des demi-Maures. Leurs cérémonies, empreintes d’une grande dévotion, sont faites selon des pratiques qui leur sont propres. Je les ai vus à diverses reprises, alors qu’ils officiaient, mettre la main droite sur la terre et la baiser tendrement. Ils utilisent la langue chaldaïque et arabique comme les Jacobites, mais ils commettent de lourdes erreurs doctrinales, car s’ils reconnaissent qu’il y a deux personnes en Jésus-Christ, une divine et une humaine, ils ne veulent pas admettre que la Vierge Marie soit la mère de Notre-Seigneur. Lorsqu’ils célèbrent leur messe, ils font la consécration avec du pain de froment levé, de l’épaisseur de trois doigts. Les régions et pays où ils sont les mieux représentés sont la Tartarie, l’Inde et les montagnes du Liban.
Le cinquième rite est celui des Arméniens (x) On les nomme ainsi parce qu’ils viennent d’Arménie, près d’Antioche. Ils occupent dans l’église l’emplacement situé en dessous des premières voûtes, côté gauche, près du Saint-Sépulcre. Ils sont de toute évidence reconnus pour être des gens simples et de bonne vie, et ils adoptent quasiment la même liturgie pour l’office divin que les Latins ; ils n’utilisent pour leur célébration que leur langue maternelle. [55] Tous leurs prélats sont issus du clergé régulier, et l’on ne fait pas grand cas des prêtres séculiers. Pour convoquer leurs fidèles, ils ne se servent pas de cloches ; ils ont de grandes pièces de bois qu’ils martèlent à coups frappés par-dessus, comme font les Grecs, ainsi que nous, lors de la Sainte Semaine de Pâques, avec nos « bruants » et nos « tarterelles »[238]. Les prêtres séculiers sont mariés, et ne disent la messe que le dimanche ; obligation leur est faite de s’abstenir de rapports avec leur femme un jour avant et un jour après le dimanche ; et les autres jours de la semaine ils vaquent à leurs occupations et à leurs affaires de manière à entretenir, à faire vivre et à nourrir leurs familles. Les adultères, manifestement reconnus et dûment prouvés, sont punis avec la plus grande rigueur. Pendant une certaine période, ils portent un vêtement blanc, qui va des épaules aux talons, la taille serrée par une ceinture de cuir. Si, par hasard, il arrive que l’un de ces Arméniens soit arrêté, et convaincu de vol, il est émasculé[239] immédiatement, de manière à empêcher la venue au monde d’enfants portant en eux la tache et la souillure de ce crime. Ils sont alors, après cela, utilisés en qualité d’eunuques dans les maisons seigneuriales. Les dignitaires et les grands qui se réclament de cette religion sont vêtus le plus simplement et le plus pauvrement qui soit, tout comme l’ensemble de la classe des pauvres gens. Leurs prélats sont appelés primates.
Le sixième rite est celui des Géorgiens ; l’endroit qui leur est affecté est au mont Calvaire. Ils ont, comme attribution, le service et l’entretien de la cavité dans laquelle avait été mise la Sainte Croix. Ce sont des gens fort belliqueux ; ils sont fort nombreux en Médie, en Perse et en Assyrie. Pour le service divin, toutefois, ils utilisent la langue grecque. Les prêtres portent une tonsure ordinaire ; pour ceux qui sont mariés, la tonsure est carrée. Lorsque les Géorgiens viennent à Jérusalem à des fins de voyage, ils sont exemptés de tribut. Ils arrivent montés sur des chameaux, des dromadaires et des chevaux, précédés de porteurs de bannières brandies avec la dernière solennité. Ils portent des chapeaux pointus comme les Turcs. Leurs femmes sont armées, et aussi expertes que leurs maris dans le maniement des chevaux.
Le septième rite est celui des Syriens (y). L’endroit qui leur est affecté se trouve tout en haut, vers la chapelle Notre-Dame, derrière le Saint-Sépulcre, à droite, exactement en face des Nestoriens. Leur langue vulgaire est la syrienne mais, pour leur office divin, ils utilisent la langue des Grecs. Si dans leur manière d’être et de se comporter ils en sont fort proches, ils ne s’apparentent franchement ni à la religion de Moïse ni à celle de Jésus-Christ, empruntant à l’une et à l’autre à la fois. Ils sont fort cupides, et ont la taille serrée par une large ceinture de laine mi-noire et mi-blanche. C’est la raison pour laquelle on les appelle Chrétiens de la Ceinture.
[55v.] Jusqu’ici, les lecteurs ont eu tout le loisir de considérer le peu d’importance représenté par toutes ces variétés de Chrétiens, en considérant au fond d’eux-mêmes que la meilleure « religion » et la plus avérée est bien celle qui nous est enseignée et dont la vérité nous est démontrée par le magistère de la cour de Rome. Car c’est là que se trouvent les saints et sacrés Évangiles auxquels nous devons accorder foi et croyance, sans y admettre la moindre variation ni hésitation. Si cela n’est pas le cas, il convient de racheter sa faute par une vraie confession et contrition, en demandant pardon d’avoir offensé son Créateur, et de revenir à lui en se remémorant sa glorieuse Passion, et en s’en pénétrant l’esprit.
Le samedi, qui était le douzième d’août, dès bien environ deux heures avant le jour, chacun des hommes d’Église mettait tous ses soins à se préparer à dire sa messe. Ceux qui avaient dit leur messe se mettaient au service du commun des gens pour les confesser ; les autres parcouraient lesdits Lieux Saints. Et cela jusqu’à environ entre neuf et dix heures. C’est à ce moment-là que le seigneur soubachi et ses gens vinrent nous ouvrir la porte et nous faire sortir de l’église, nous détaillant l’un après l’autre, avec autant d’étonnement que s’ils nous avaient trouvés au beau milieu de leurs champs de fèves. Nos tapis et nos petits coussins sur les bras, nous nous dirigeâmes vers notre lieu d’hébergement au couvent de Saint-Jacques-le-Majeur, où l’on nous offrit notre ration de pain et de vin habituelle en provenance du mont Sion.
Qui pouvait avoir mieux, en payant de ses deniers, aurait bien eu tort de s’en priver. Une fois bien sustentés, grâce à Dieu, nous prîmes environ deux heures de repos ; et on nous amena nos ânes pour nous emmener faire notre pèlerinage à Bethléem, qui est à dix milles de Jérusalem. À deux heures après midi, nous quittions Jérusalem à dos d’ânes. Nous passâmes devant la maison du mauvais conseil, ainsi appelée parce que c’est là que Judas était convenu du prix à payer pour la livraison de son maître ; puis, un mille au-delà, nous nous trouvâmes en face d’un arbre majestueux, large et fort feuillu, dit et nommé térébinthe. C’est à l’ombre de cet arbre que la Vierge Marie, sur la route qui la conduisait de Bethléem à Jérusalem, en compagnie de son enfant et de Joseph, se reposait souvent à cause de l’étouffante chaleur qu’il faisait. De lui-même, cet arbre rapprochait l’une de l’autre ses branches afin d’assurer à la Vierge sacrée davantage d’ombrage. Que cet arbre ait tenu en vie aussi longtemps mérite que l’on rapporte le fait. Il faut bien avouer que cela ne s’est fait qu’avec la permission et la faveur divines. À droite, plus bas, est la maison de saint Siméon, qui porta sur ses bras Jésus au temple, en disant : « Maintenant, Seigneur, tu peux renvoyer ton serviteur… » À deux milles plus loin, nous trouvâmes sur le chemin que nous empruntions trois citernes, disposées en triangle, à douze pas l’une de l’autre, comme l’indique la figure ci-contre[240].
[56] C’est l’endroit où l’étoile apparut à nouveau aux trois rois, lorsqu’ils s’en allaient adorer Notre-Seigneur à Bethléem. Sur ledit chemin, il y a une hauteur où se trouvait une maison – à présent détruite – qui appartenait à Habacuc le prophète. Celui qu’un ange prit par un cheveu, alors qu’il apportait leur repas aux ouvriers qui moissonnaient son champ, et emmena jusqu’à Babylone dans la fosse aux lions pour nourrir Daniel[241] ; après quoi, aussitôt, il le ramena dans sa demeure à proximité des lieux où nous étions. Sur le chemin du val d’Hébron, à un jet de pierre environ, vous apercevez facilement ce qui reste de la puissante maison du patriarche Jacob, le sépulcre de Rachel son épouse. Les femmes de cette région sont très attentives à se procurer des pierres noires qui entourent ledit sépulcre, affirmant qu’elles sont pour elles d’un grand secours au moment de leurs couches et de la mise au monde de leurs enfants.
À un demi-mille de Bethléem, au sud, dans une petite et plaisante vallée, fort fertile selon moi, est situé l’endroit où l’ange vint annoncer aux bergers qui gardaient leurs moutons et leurs « berbiettes »[242], leur disant : « Réjouissez-vous, mes amis, réjouissez-vous, car aujourd’hui la gloire est apparue au plus haut niveau des cieux, parce que, au cours de cette nuit, voici que vient de naître votre sauveur Jésus en la cité de Bethléem ! » Il entonna à pleine voix : « Gloire à Dieu au plus haut des Cieux, et paix sur la terre aux hommes… » Ô glorieuse annonce pleine d’humilité ; ô lieu précieux pour avoir eu cette présence angélique ; ô bienheureux bergers d’avoir été invités à la naissance d’un si puissant prince et seigneur ; ô joie admirable pour tous ceux qui dès cet instant ont eu la foi et ont cru ; ô enrichissante étape pour ceux qui en ce lieu sont venus faire leur « visitation » ! Ne doit-elle pas être satisfaite, la créature humaine à laquelle son Créateur a prêté suffisamment de temps, de santé et d’opportunité pour lui permettre de fréquenter un tel lieu ? En souvenir de la somptueuse prééminence de l’événement, madame sainte Hélène y avait fait ériger une fort belle petite église, mais pour l’heure elle est transformée en étable pour les bœufs, les vaches et les chameaux. Ô quelle douleur est-ce de constater la profanation d’un site jadis si beau et si vénéré ! En effet il m’est impossible de passer sous silence le grand chaos que j’ai vu de mes yeux auquel ont été réduits ces Lieux Saints. Pour faire mémoire encore de ce fameux « Gloire au plus haut des cieux »[243] qui prit naissance ici, les religieux de Bethléem, qu’ils soient grecs ou arméniens, au lieu de commencer comme nous leurs heures canoniales par : « Mon Dieu, prête-nous ton aide… », les font débuter par : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux… » Ce lieu vous vaut la rémission plénière de vos péchés.
[56v.] Plus haut, dans la direction de l’ouest, à environ un mille, à main gauche, vous trouvez une cavité fort profonde, où peuvent facilement tenir quarante personnes. C’est là que s’était réfugiée la douce Vierge Marie, avec son doux enfant et son fidèle époux Joseph, le temps qu’Hérode faisait tuer et massacrer les Saints Innocents, persuadé qu’il atteindrait ainsi à travers eux le Roi des rois. Mais le Créateur en avait décidé autrement. Ils y restèrent trois jours durant, attendant que fût passée la folie furieuse d’Hérode. L’ange dit alors à Joseph : « Prends la mère et l’enfant, et enfuis-toi en Égypte. » Il se dit communément, à travers le pays, qu’il est recommandé à une femme qui n’aurait point de lait pour pouvoir allaiter son petit, de prendre de cette pierre que l’on trouve dans la caverne, de la réduire en poudre et de la mélanger avec du vin ou de l’eau. En vingt-quatre heures, prétend-on, elle aura du lait en abondance. À environ deux traits d’arc, toujours dans la direction de l’ouest, c’était Bethléem. Il pouvait être environ sept heures du soir lorsque nous fîmes notre entrée en cette cité jadis si renommée : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, ce n’est pas vrai que tu es la plus petite de la terre de Juda. Car c’est de toi que sortira celui qui dirigera mon peuple[244]. » Bethléem est terre de Judée, construite et établie sur une colline, à dix milles de Jérusalem environ, riche en pâturages pour le bétail et de bon rapport en céréales, en vin, en fruits et en produits divers. Toutes les vallées qui l’entourent sont d’une égale et riche production.
L’entrée de la cité est située à l’ouest. Les maisons sont fort délabrées et en ruines, à peine y en a-t-il une cinquantaine en parfait état. Les habitants en sont plus « vicieux » et sauvages que ceux de Jérusalem, la raison en étant qu’ils voient moins de gens que les autres. À l’entrée, il y a une profonde et solide citerne. C’est de cette eau que voulut boire David durant le temps qu’il était en campagne dans le pays. Ses serviteurs ayant failli être faits prisonniers par les Philistins, il ne voulut pas en goûter, mais l’offrit en libation à Dieu. Vous trouverez plus de détails sur la chose au second livre des Rois, chapitre vingt-troisième. C’est là qu’est né David. La grande église est de tous les côtés entourée de hautes murailles, comme un château-fort. Si vous voulez y pénétrer, il faut débourser deux marquets. Il ne faut pas regretter de payer deux marquets pour visiter un pareil chef-d’œuvre, tellement il est admirable. Personnellement, je soutiens devant tous ceux qui ont voyagé à travers tout l’hémisphère supérieur qu’ils n’ont à aucun moment vu d’église plus parfaite, plus éclatante et plus somptueuse que celle de Bethléem. Elle fut construite sur les ordres de madame sainte Hélène. Elle comporte cinq voûtes dans le sens de la largeur ; elle est d’une longueur saisissante. Le pavement de l’église est tout entier de marbre.
Le sanctuaire [57] est en cul-de-four[245] comme les églises du vieux temps, de même que les deux collatéraux. Le chœur, vaste et spacieux, en forme de croix, est fermé sur le devant par un haut mur en forme de jubé, percé d’un beau portail marquant la séparation entre le chœur et la grand-nef. Du portail du chœur jusqu’au grand portail occidental, il y a quatre rangées de piliers, tous de marbre fin et de porphyre de diverses teintes. Chaque rangée compte douze piliers, ce qui fait un total de quarante-huit, tous à moulures et à chapiteaux, hauts de vingt-cinq pieds, sur lesquels prennent appui les voûtes des bas-côtés. Cela mérite vraiment d’être consigné par écrit. Ni la grand-nef ni les croisées du chœur qui ont la même hauteur ne comportent de voûtes, mais donnent directement sur la toiture que l’on aperçoit nettement, laquelle est faite d’une charpente de bois de cèdre. Tous les chevrons sont posés à intervalles relativement rapprochés, sur lesquels sont clouées des planches de cèdre et de cyprès parfaitement jointives, elles-mêmes supportant de grandes plaques de plomb soudées à l’étain sur la totalité de la couverture de l’édifice.
Les murs supportés par lesdits piliers, qui montent jusqu’à la toiture, sont percés d’une succession de baies vitrées de taille moyenne. Les parties qui constituent les intervalles entre les fenêtres sont recouvertes de somptueuses mosaïques, rehaussées de pierres précieuses, voire d’or, dont chaque fragment n’a pas la taille du plus petit de nos deniers, qui retracent les grands moments de l’histoire de l’Ancien Testament. Quant aux parois sur lesquelles prennent appui les voûtes des bas-côtés, depuis le haut jusqu’au niveau du pavement, elles sont totalement habillées de grands placards de marbre blanc, noir, gris, ainsi que de porphyre, dont personne au monde, fût-il doté de la meilleure des intelligences, ne pourrait vous détailler la richesse et la magnificence. Cela est tout à fait justifié, car c’est là que se situe l’endroit où est venu au monde le Sauveur de l’humanité. Les deux côtés du chœur, à droite comme à gauche, ainsi que la partie située en face du grand autel, sont ornés d’une frise large de deux pieds, qui court d’une extrémité à l’autre, en passant par l’arrière de l’autel. Ce que nous appelons le Saint des Saints[246]. Cette frise, totalement en mosaïque, représente des personnages du Nouveau Testament. C’est là que se trouve le siège archiépiscopal des Grecs du pays. Et l’église est desservie par plusieurs rites de Chrétiens comme l’est le Saint-Sépulcre de Jérusalem.
[57v.] Le fait suivant que je rapporte est véridique. Le sultan de Babylone se trouvait un jour à Bethléem[247]. À la vue de la splendeur, de la richesse et du luxe des décors, des panneaux de marbre et de porphyre, des belles colonnes d’étonnante hauteur, il donna l’ordre que toutes ces richesses inestimables fussent transférées à Babylone pour en orner son palais. Les ouvriers, répondant à ses injonctions, se mirent à démolir, à arracher et à démonter tout ce qui constituait un vrai trésor. Sous les yeux du sultan et d’un grand nombre d’autres personnes présentes, un serpent effrayant et d’une taille étonnante sortit d’un mur en bon état et intact, qui ne portait ni fente ni crevasse ; il se mit à mordre le premier panneau qu’il rencontra, le faisant éclater et le brisant en deux morceaux. Ce fut ensuite, de la même façon, le tour du deuxième panneau, du troisième, du quatrième, et ainsi de suite jusqu’au trentième. Ce que voyant, sans attendre davantage, le sultan revint sur l’ordre qu’il avait donné, et enjoignit aux ouvriers de s’arrêter. Le serpent alors s’en retourna là d’où il avait soudainement surgi. Et c’est ainsi que l’église est restée jusqu’au jour d’aujourd’hui dans l’état dans lequel elle était à ce moment-là. Il reste cependant que les traces du serpent sont visibles sur chacun des panneaux sous forme de brûlures et de calcinations dues au feu. Il y a là un beau sujet d’étonnement : comment en effet un serpent peut-il traverser un mur sans défaut, poli et uni comme du verre ? De nos jours les Turcs, les Sarrazins et les Maures vouent à ce lieu la même vénération que les Chrétiens.
Une fois l’église visitée dans toutes ses parties, après nous être engagés sous un petit portail, situé à main gauche, et en empruntant un chemin sous la voûte du bas-côté, nous pénétrâmes dans le couvent des frères de saint François , les mêmes que ceux du couvent de Sion de Jérusalem. Pour le gouvernement et la direction de cette maison, le grand gardien donne délégation à un vicaire, et chaque jour les uns, indifféremment, y rejoignent les autres pour la gestion des affaires courantes et en cas d’urgence ou de nécessité. La clôture délimite un site bien plus beau et plus vaste que celui de Sion à Jérusalem. Les frères nous témoignèrent des marques de grande bienveillance en nous faisant visiter instantanément, après nous avoir rangés en ordre de procession, les hauts lieux de leur couvent.
D’abord, nous pûmes visiter leur église, assez « joliette », fort honnêtement décorée ; elle est dédiée à sainte Catherine du Sinaï[248]. On y chanta l’antienne de cette glorieuse sainte. Puis notre cortège s’ébranla. Nous portions des cierges de cire vierge allumés, dont l’éclat était égal à celui de la lumière du jour. À l’extrémité, au bout d’une petite descente, on nous montra le tombeau de saint Jérôme, où il resta longtemps, avant la translation de son corps à Sainte-Marie-Majeure de Rome.
[58] Plus en avant, dans une grotte de grande dimension, se trouve l’endroit où saint Jérôme transposa la Bible d’hébreu en latin. Nous retournant, nous pûmes voir les tombeaux de sainte Paule et d’Eustochie, qui étaient des dames de la noblesse romaine[249]. À ce lieu est attachée la rémission plénière de ses péchés. Sortant de la grotte, on nous indiqua l’endroit où furent ensevelis les petits Innocents qui furent cruellement mis à mort par ordre du roi Hérode. Ils furent cent quarante-quatre mille de moins de deux ans à être sacrifiés par sa sauvage félonie. Un peu plus bas, dans la cavité de la roche, à l’aplomb du côté gauche du chœur de la grande église, se situe un endroit assez vaste pour contenir cinquante ou soixante personnes, que l’on atteint en descendant douze marches. C’est là que la Vierge glorieuse mit au monde son cher enfant Jésus, sur une mauvaise brassée de foin, dans un dénuement que je vous laisse le soin d’imaginer. Au-dessus, se dresse un autel où célébrèrent la messe ceux qui en eurent le loisir. Il est entièrement en marbre, comme le pavement sur lequel il repose, à l’exception d’un emplacement de forme ronde, d’un pied de circonférence, qui est l’endroit où le Christ vint au monde, aménagé ainsi de façon à permettre à ceux qui s’en approchent de le baiser et de le toucher avec plus de dévotion et de piété. Au lieu est attachée la rémission plénière de ses péchés.
À une distance de trois pas de cet autel, située à un niveau inférieur de deux pieds par rapport à celui du pavement, se trouve la crèche dans laquelle fut déposé le doux fruit de vie Jésus, devant le bœuf et l’âne, pour être réchauffé par leur souffle. Deux animaux, qui n’étaient que des bêtes brutes, qui se mirent à Le reconnaître, à L’adorer et à Le réchauffer, nous donnant ainsi, à nous les humains, un bel exemple, et une invitation à nous servir de notre Raison pour nous mettre à Son service et à L’honorer. Devant la crèche, il y a un petit autel qui fixe tous les élans de la ferveur, sur lequel un certain nombre d’entre nous dirent leur messe au-dessus de la mangeoire des bêtes. Dans la paroi de la roche est situé l’endroit où l’étoile s’arrêta pour indiquer aux trois rois le Saint Lieu où était le nouveau-né. C’est là que, dans les temps anciens, étaient logées les bêtes de ceux qui venaient aux foires et aux fêtes solennelles à Bethléem, et qui ne disposaient ni de grand argent ni d’or. Nous avions remonté lesdites douze marches, et nous avions toujours en mains nos cierges allumés, quand, traversant le chœur de l’église, nous nous trouvâmes face aux femmes des prêtres grecs qui étaient venues exprès pour nous voir, tenant par la main leurs enfants. Elles étaient, ma foi, fort bien vêtues, portant bijoux en or et toutes sortes d’autres pierreries. De là, nous gagnâmes, en remontant par la droite du grand autel, l’endroit où se trouve l’autel de la Circoncision de Notre-Seigneur Jésus, devant lequel nous fîmes nos pieuses oraisons.
[58v.] Nos oraisons terminées, nous rentrâmes au couvent pour y prendre une collation, ce dont nous avions grand besoin. Les frères nous servirent du bon pain, du bon vin blanc, des œufs, du raisin, des figues. Du poisson, il n’en était pas question ; pour une raison bien simple : dans les montagnes il n’y a pas de rivière. Ceux qui voulaient s’aérer allaient au jardin, les autres allaient s’étendre sur des matelas de bourre, de manière à pouvoir se lever plus tôt. À partir du milieu de la nuit, on commença à dire les messes sur les deux autels susdits, et à une cadence si rapide que l’un ne voulait pas attendre que l’autre ait terminé pour lui succéder.
Durant le temps que les uns disaient leur messe, les autres détaillaient le texte des oraisons sur des panneaux fixés sur la paroi des murs. Il faut les réciter avec grande dévotion. En voici une qui fut composée par saint Narcisse, évêque de Jérusalem[250] :
Toi qui es saint, Christ Jésus, Dieu éternel, vivant de toute éternité, qui Te soumettant à la loi commune en prenant chair dans le corps d’une femme et qui as apporté le Salut aux hommes, Toi qui, pour que soient accomplies les prophéties, T’es dissimulé dans le sein de la Vierge jusqu’au moment où le Baptiste a annoncé que pour lui Tu étais bien le Prophète, où Élisabeth sa mère T’a pieusement reconnu en chantant l’hymne de Ta reconnaissance sur sa virginale lyre, et où Zacharie son père a chanté son cantique de joie, Toi qui as voulu que l’on T’emmène à Bethléem la célèbre pour obéir, Toi le Roi des rois et le maître des puissants, au décret de César, et en gage du salut du monde promis, naître dans le silence d’une nuit, pieusement et humblement entre deux animaux, en cette pauvre bourgade de Bethléem que Tu allais ainsi rendre illustre, Toi qui as voulu que la proclamation officielle de Ta naissance soit faite par les chants des anges et que le message de gloire et de paix soit annoncé par les innocents bergers, Toi qui as voulu encore être découvert par les princes venus de l’Orient, guidés par l’éclat d’une étoile, et recevoir leur adoration en acceptant leurs mystiques cadeaux, nous implorons Ta clémence pour que, par la myrrhe de la contrition, l’encens de la dévotion, l’or de la charité, Tu daignes nous conduire à Ton berceau, afin que nous qui T’avons accueilli dans la joie nous puissions Te contempler, pleins de sérénité, quand Tu apparaîtras en juge, Toi, Jésus-Christ, Sauveur du monde, qui en unité avec le Père et le Paraclet vis, règnes et gouvernes à travers tous les siècles des siècles. Amen.
Certains d’entre nous n’avaient ni le désir ni la capacité de pouvoir lire ou réciter de mémoire une prière ou une oraison, tant il y avait matière à voir dans la visite de ce saint et haut lieu, niché au creux de la pierraille et au milieu des rochers suintants d’humidité, que Dieu cependant n’avait pas manqué de choisir comme berceau pour le nouveau-né ; ces profonds mystères, tels qu’ils étaient, les mettaient dans un état proche du ravissement, en extase comme saint Paul au troisième ciel. Je ne voudrais pas omettre de transcrire ici les distiques joliment composés sur la cruelle mise à mort des petits Innocents inhumés céans. Les voici :
[59][251]La longue caravane accompagnant les Mages qui venaient d’Orient, conduite par une étoile qui brillait de tout son éclat, avait enfin atteint Jérusalem. Intrépides, ils allaient s’enquérant de l’endroit où pouvait bien se trouver le roi qui venait de naître, qui était de la souche de David, et que désignait une étoile inconnue jusque-là.
Toi qui es la force suprême, Toi le vrai roi de gloire, le plus grand de tous, qu’une Vierge a mis au monde sans perdre sa pureté, Toi source de tout bien, lave-moi de mes taches, pour que, libéré de toute entrave, mon luth puisse faire résonner de douces et agréables mélodies.
Voyant que les Mages étaient venus pour adorer ce roi, Hérode blêmit d’une froide rage. Voulant une réponse claire, il convoqua en secret les grands prêtres et les scribes de Judée, tous gens fort experts en lois : « Dites-moi en quelle région du monde et quel jour doit apparaître le Christ qui est donné comme étant le roi du peuple hébreu ? – À Bethléem de Judée, répondent d’une seule voix tous les prêtres. Le livre sacré l’atteste. » Entendant cela, le roi est troublé jusqu’au plus profond du cœur et le concert de leur vacarme dit assez à quel point ils partagent la peur éprouvée par le roi.
Tu n’as aucune raison, roi impie, de redouter le Christ qui vient de naître. Celui qui vient, et qui apporte avec Lui le royaume du ciel, n’emporte pas les royaumes de la terre.
Alors, il ordonna que l’on aille accueillir les rois Mages, à la seule condition que celui qui serait chargé de cette mission annonce au roi, à son retour, que l’on avait découvert l’endroit où se trouvait l’enfant. Quirulas dit : « J’adore Dieu. Je n’ai pas honte, ô prince, de tendre toutes les embûches que tu voudras au roi des Cieux. » C’est lui qu’il retint comme messager.
[59v.] De même que l’oiseau de Jupiter, une fois qu’il a pris son envol d’une aile légère, ne craint aucune flèche tirée par la main du chasseur, ainsi le Christ a contenu ton dessein, tyran. Reconnais ton créateur, et cesse de dire des choses fausses. Belles paroles que tout cela, mais dissimulations au fond du cœur ! Durant ce temps, les rois Mages avaient continué leur marche, montés sur leurs chameaux aux pieds ailés. Et voici que de nouveau ils virent réapparaître leur étoile. Ayant parcouru rapidement la route qui les amenait à Bethléem, ils pénétrèrent dans l’abri où était l’enfant. Saluant celui qui était à la fois Roi et Dieu, ils Lui firent le triple présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe, apportant là de magnifiques et mystiques offrandes, genou ployé, au Dieu et à l’homme, à celui qui régit le ciel et la terre, à la fois trois et une personne, qui, ayant revêtu l’apparence d’un enfant, reposait – hélas – en une fétide étable. Ta nature divine n’a pas honte à rester étendu à même le sol, devant un bœuf cornu. Ô Mages, quel monde d’étonnement que le vôtre ! Le roi qui règne dans les cieux est là, étroitement serré dans le carcan de ses langes ! Une jeune fille se penche sur son nouveau-né ! Une Vierge, devenue mère, aussi brillante qu’une étoile, touche et retouche, de ses mains, à satiété, son petit enfant ! Vos présents ont été reçus avec empressement par ce Dieu que vous aviez en face de vous !
C’est alors que l’ange descendu du haut du ciel, et qui était envoyé par le Père, vint trouver les Mages et leur dit : « Quand la nuit silencieuse sera là, ne passez pas, quand vous retournerez dans votre pays, chez le roi. Il roule dans son cœur l’affreux dessein de mettre à mort le petit enfant divin qui vient de naître. »
Quand le roi se rendit compte qu’il avait été joué, contrairement à ce qu’il avait espéré, et plus encore parce que les engagements convenus n’avaient pas été tenus, il devint fou de colère. Les lèvres tremblantes, sous le coup de l’émotion, il était tel le sanglier écumant que l’on aurait provoqué, ou le lion rugissant, rendus tous deux menaçants et dangereux [60]. Il donne ordre à ses agents de gagner rapidement Bethléem.
Ô douleur ! Hélas ! Où te rues-tu, soldat, l’épée menaçante ?
Allez et tuez tout ce qui a deux ans et moins. Allez vite, et tuez-moi tout cela ! Arrachez aux bras de leurs mères tous les enfants qui sont d’âge à être tués. Ne reculez devant personne ; n’ayez pas peur de leurs pères.
Ses agents s’exécutent à faire le plein de crimes. Chose horrible à voir ! Roi, comment peux-tu donner un ordre pareillement inique, et faire massacrer tant de milliers de pauvres enfants ? N’as-tu pas honte de faire mettre à mort l’innocent ? Les pleurs des mères ne sauraient-elles pas te contraindre à faire marche arrière ? Le recours au sentiment et à la persuasion ne pourrait-il pas te faire reculer ? Ta fourberie ne servira à rien, tu ne parviendras pas, malgré tout cela, à barrer la route au Roi des cieux. Tes embûches finies, c’est Lui qui l’emporte.
Ô douleur ! Ô chose lamentable ! Aucun sentiment n’a prise sur toi ! Tu as une pierre à la place du cœur ! Te voici désormais pris en charge par le prince des ténèbres. Te voici entraîné par le même prince dans la demeure du Styx, tu nous quittes pour être accueilli, sans déplaisir, par Thétis.
L’un tranche une tête, d’où gicle un jet de sang qui rougit le sol ; l’autre fend un ventre, transperçant de son glaive les entrailles. D’affreux spectacles se donnent à travers les villes de la Judée. Les corps mutilés jonchent les sols des maisons. Ici, c’est la douleur. Là, les larmes. Là encore, ce sont les cris qui s’élèvent jusqu’aux astres. Les jeunes femmes, en signe de deuil, arrachent leurs vêtements qui recouvraient des seins généreux.
De même qu’autrefois la sibylle délirait en proie au souffle d’Apollon, de même que la tigresse, folle de rage, se rue sur celui qui lui a pris ses petits, de la même façon les mères, [60v.] dans un hurlement furieux, se lancent à l’assaut des bourreaux, les attaquant à la gorge à coups de dents féroces, et ramenant au bout de leurs ongles sanguinolents des marques de visages. Les corps des mères s’écroulent sur le sol.
Ce jour-là est connu du monde entier. Il a été chanté par le prophète. Telle a été ta volonté, ô Christ : « Pleurant ses enfants chéris, Rachel ne veut pas qu’on la console »[252]… La femme déplore les petits qu’on vient de lui enlever. Des cortèges, à travers les cieux, emmènent dans la plaine élyséenne les âmes des Innocents, là où fleurit une paix à l’abri de tout danger. À leur rencontre s’avance la foule des prophètes. Ils les accueillent, les saluant trois fois. On s’embrasse, on se tend les mains, et l’on s’extasie sur les habits étincelants de pourpre dont ils sont tous revêtus, et sur leurs tempes tressées de fleurs.
Ô mères heureuses, enlevez vos signes de deuil ; vos petits, soyez-en sûres, exultent de joie. Vous, continuez à vivre dans le bonheur ; souvenez-vous de nous, et accordez-nous de gagner le royaume céleste porteur d’étoiles.
Telos.
Le dimanche, treizième jour d’août, avant que le soleil n’eût brillé de tous ses feux, nous quittâmes Bethléem, en direction, prenant droit vers l’ouest, des monts de Judée. Les Turcs et les Maures qui assuraient notre route et notre convoi se mettaient en devoir, de manière fort satisfaisante, de nous empêcher de tomber entre les mains des Arabes, au cas où il serait arrivé que nos deux groupes de religion différente se fussent trouvés face à face, mais ils mettaient, de cette façon, tout leur soin à vider les cruchons pleins de bon vin des malheureux pèlerins. Et il fallait bien prendre garde d’en dire le moindre mot, sous peine de recevoir une bonne volée de coups de poing. La route, à dos d’ânes, nous amena au haut d’une montagne à environ deux milles de [61] Bethléem, appelée Bethzeth, dont l’ancien nom était Bethsaïda. La bourgade n’est habitée que par des Chrétiens qui s’adonnent à la culture d’un vignoble dont on dit qu’il est le plus beau du pays, mais ils doivent payer le tribut tous les ans aux Turcs. Il est une chose qui mérite d’être rapportée pour cette région, à savoir qu’il est impossible aux Turcs, aux Sarrazins et aux Maures d’y séjourner personnellement plus de vingt-quatre heures sans y risquer leur vie. Au bas de la montagne, nous débouchâmes dans la vallée de Raphaïm qui se trouve sur la route reliant directement Bethléem à Gaza, situé sur le rivage de la mer. Nous y trouvâmes, au bas de la montagne, à gauche, une belle source où saint Philippe donna le baptême à l’eunuque éthiopien, le chambellan de la reine Candace[253], comme on en trouve mention dans les Actes des Apôtres. En avançant encore, au flanc de la montagne, nous parvînmes à la maison de Zacharie, le père de monseigneur saint Jean-Baptiste. C’est là que la glorieuse Vierge Marie, enceinte de son doux enfant Jésus, après avoir quitté en hâte Nazareth, s’en vint saluer sainte Élisabeth, sa cousine et amie, et que, lors de leur rencontre, les petits enfants, qui étaient cousins, depuis le ventre de leur mère, se firent mutuellement fête et se reconnurent, comme il est dit : « L’enfant sauta de joie dans son ventre. » C’est là aussi que fut fait et composé par la Sainte Vierge Marie le Magnificat anima mea dominum. À la suite de cette inestimable et sainte Visitation, jaillit une belle et jolie source fort délicieuse et saine à boire au goût des pèlerins. Au-dessus de la source il reste, de ce qui était anciennement une petite église érigée par sainte Hélène, l’endroit où se trouvait Zacharie, muet et privé de l’usage de la parole au moment de la naissance de son fils, mais qui, par suite de l’intervention divine, demanda, ayant retrouvé sa voix, qu’on lui procurât de quoi écrire le nom de l’enfant : « Jean est son nom. » C’est là que Zacharie créa et composa : « Béni soit le Seigneur Dieu d’Israël qui visita son peuple et qui lui apporta le salut »[254]. Pour l’heure, c’est là que demeure un fabricant de toile de coton. Cette maison, anciennement église, est mal tenue. L’endroit vous vaut la rémission plénière de vos péchés.
Remontant vers le nord, presque sur le chemin de Jérusalem, à un demi-mille après la maison de Zacharie, se trouve la maison de sainte Élisabeth où naquit saint Jean-Baptiste. C’était jadis une fort belle église, comme on les construisait selon l’ancien style. Dans un coin de la chapelle, à gauche du maître-autel, il y a une fenêtre dans le mur, où, dit-on, sainte Élisabeth cacha son fils afin de le soustraire à la folie furieuse du roi Hérode. Il est vraiment dommage qu’un endroit si prestigieux et rempli de tant de références de piété serve actuellement d’étable pour les animaux, qui le souillent de leurs immondices. Néanmoins, pour y entrer, nous fûmes contraints de donner deux marquets par personne.
[61v.] Sur la route de Jérusalem, à une demi-lieue plus loin, nous passâmes par un petit village situé au sommet d’une colline appelé Bethsomile. Les habitants s’y adonnent activement et avec un beau savoir-faire au « labourage » et à la vigne. Quelques-uns nous firent cadeau de grappes de raisin, en échange de quoi nous leur offrîmes de notre côté des aiguillettes rouges[255]. Continuant notre route, nous arrivâmes dans le plat d’une belle et grande vallée riche d’une fructueuse polyculture. Il y a là une belle église de la Sainte-Croix, desservie par des moines grecs, gens honnêtes (à mon avis) et animés d’une grande piété. Leur église est belle et magnifique ; le pavement recouvre la totalité de la nef et du transept. Sous le maître-autel se trouve l’endroit où poussa, jadis, l’olivier dont on tira une partie de la Vraie Croix de Notre-Seigneur. Encore maintenant, en se baissant, vous apercevrez le trou, bien visible, de la taille d’une tête d’homme. C’est un endroit étonnamment révéré, et je crois que c’est l’église de tout le pays la mieux conservée. Elle est étonnamment solide, et capable de résister à la multitude de ces gens qui pratiquent une religion perverse et maudite. Elle est munie de murs hauts et fort larges ; ses portes sont entièrement recouvertes de gros panneaux de fer que pourraient difficilement abîmer ou détruire des haches ou tout autre type d’armes de destruction. À l’intérieur, on nous proposa à boire du très bon vin blanc, et les moines qui desservent cette église nous y ont réservé un accueil fraternel. En cette même vallée, tout près du siège de cette communauté religieuse, du côté de Jérusalem, se trouve le jardin de Salomon, surnommé Jardin clos pour la richesse et la douceur du lieu. À présent, par manque de soin, il est devenu un terrain ouvert à tous, aux murs détruits, aux arbres cassés et coupés. Il n’y a plus que quelques ceps de vigne, produisant les raisins les plus gros que j’aie jusque-là pu voir sur la Terre de Promission. Pourquoi le mauvais état et la ruine de cet endroit ? La raison (que m’en ont donnée des érudits) en est que le conduit cimenté y amenant les eaux qui ruissellent des collines avait été cassé et brisé en différents endroits au temps de la destruction de Jérusalem par Vespasien et Titus, et que, depuis cette époque-là, les habitants de la région n’avaient eu ni la possibilité ni les moyens de le remettre en état. Encore à l’heure actuelle, on peut voir cette canalisation, le long du chemin qui conduit à Jérusalem, et en fort mauvais état, brisée et cassée en plus de dix endroits, tandis que ce qui en reste, dans la partie contiguë à Jérusalem, continue à amener une eau fort utile au petit peuple, en quelques endroits de la cité.
[62] À partir de là, nous mîmes tant d’ardeur à aiguillonner nos pauvres ânes (débordant de paresse étant donné la chaleur qu’il faisait) que sur le coup d’une heure après midi (avec l’aide de Dieu) nous parvînmes à Jérusalem, tout droit au mont Sion. On nous y servit une bonne et ample collation. Et sachez de façon certaine qu’il y en eut quelques-uns qui n’oublièrent pas d’inonder leur gosier, car ils en avaient grand besoin.
Le restant de ce jour de dimanche fut consacré à nous rendre dans les lieux et points de dévotion du couvent de Sion, pour vêpres, complies et pour d’autres occasions de prières. Le soir approchant, nous reprîmes la route de notre hôpital, où nous fut apportée notre pitance habituelle. Nous trouvâmes les Turcs et les Maures qui nous attendaient pour nous proposer poulets et grosses perdrix rôtis et arrosées d’huile d’olive. Étant donné qu’ils ne consomment jamais de porc, ils seraient bien dans l’impossibilité d’en barder de lard les volailles qu’ils mettent à rôtir. C’est pourquoi force nous est faite souvent de manger ce que l’on peut trouver, quand bien même la préparation serait de qualité médiocre. Il faut savoir en ces circonstances s’armer de patience.
Le lundi, quatorzième jour d’août, et vigile de l’Assomption de Notre-Dame, à sept heures du matin, nous entrâmes dans l’église du Saint-Sépulcre, en présence de monseigneur le soubachi. Chacun y accomplit, avec toute la dévotion dont il était capable, ses prières dans les divers lieux et stations appropriés de l’église. Je dis ma messe au Calvaire, étant donné que je l’avais déjà fait au Saint-Sépulcre. Tous ces exercices religieux terminés, on nous fit sortir à trois heures de l’après-midi, par groupes constitués comme nous y étions entrés, et nous nous rendîmes tous ouïr les vêpres qui se disaient au saint Tombeau de la Vierge Marie dans le Val de Josaphat.
Le mardi, quinzième jour d’août, et jour de l’Assomption de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu, uniquement nous, les gens d’Église, entrâmes dans le saint Tombeau de Notre-Dame, sous la conduite des frères de Sion qui nous accompagnaient. Nous eûmes toutes les peines du monde d’y dire la messe sur l’autel du saint Tombeau, étant donné notre grand nombre, mais aussi à cause de l’exiguïté et de l’étroitesse du lieu, sans oublier la chaleur dégagée par les lampes qui y étaient allumées. Toutefois, grâce à la protection divine, chacun de nous fit ce qu’il avait à faire avec toute la piété dont il était capable. Nous étions fort affectés de voir les confessions se réclamant de la religion chrétienne résidant à Jérusalem qui avaient pris et choisi, chacune, un endroit qui lui était réservé pour la célébration selon leur son rite de l’office divin, telle quelle, ce que vous n’avez pas manqué de découvrir amplement, en comprenant combien leurs cérémonies et leur liturgie étaient fort différentes des nôtres. Chacun étant persuadé néanmoins que sa propre manière de faire est la bonne et la seule valable. Dieu, lui, sait.
[62v.] Quand nous eûmes dit chacun notre messe, nous revînmes par la vallée de Josaphat en passant par la petite bourgade de Gethsémani, qui est présentement une bien pauvre localité ; puis, nous franchîmes le pont du Cédron. Sur le chemin qui nous ramenait au mont Sion, les frères nous firent visiter la maison de Caïphe[256]. Il y a là une belle et jolie petite église dédiée au Saint Sauveur, et qui est desservie par des religieux arméniens. C’est la grosse pierre, celle précisément qui fermait l’entrée du tombeau de Jésus-Christ, qui sert de maître-autel à cette église. Près de cet autel, à droite, il y a un petit local clos où brûle une lampe ; on dit que c’est le petit cachot où Jésus-Christ fut enfermé le temps de la délibération des juges concernant sa Passion. Attenante à la maison, il y a une petite cour au milieu de laquelle se trouve un oranger à l’endroit même où se tenaient les hommes de main qui se chauffaient, car il faisait froid, lorsqu’il fut dit à saint Pierre : « Tu ne serais pas, toi aussi, par hasard, l’un de ses disciples ? », et que celui-ci répondit : « Absolument pas », reniant ainsi son maître Jésus, Notre-Seigneur qui était enfermé en ce local. Par la porte qui était légèrement restée entrebâillée, il put l’entrapercevoir. Le coq chanta. Alors saint Pierre revint à lui et reconnut qu’il avait péché. Il quitta la maison, et s’en alla, regrettant et reconnaissant sa faute, dans une grotte située à proximité, où il pleura amèrement[257], comme nous trouvons en saint Luc, chapitre vingt-deux. À l’extérieur, contre le mur, au coin de la rue que l’on emprunte pour descendre jusqu’au torrent, il y a une pierre dressée, sur laquelle était assise, éplorée, la malheureuse Vierge mère de Jésus qui percevait les tourments et les tortures que l’on était en train d’infliger à son cher enfant. De l’autre côté de la rue, à environ un jet de pierre, il y a également la petite église Saint-Ange. Son autel, selon moi, est bien pauvre et misérable, même s’il est situé dans un bon bâtiment entouré de murs solides. On dit que c’est là que se trouvait la célèbre tour de David. À présent, il n’y a plus la moindre trace de tour. En tout cas, on nous montra la profonde caverne où David, par pénitence, rédigea et composa les sept Psaumes ; nous y descendîmes, nous éclairant à la lueur de trois ou quatre chandelles. C’est un endroit bien triste où l’on pourrait prématurément se faire des cheveux blancs.
Revenus au jour, nous trouvâmes un jardinet où l’on nous montra un buisson de joncs marins dont on avait prélevé des brins pour en tresser la couronne d’épines acérées que l’on posa sur la tête de Notre-Seigneur. C’est un vrai miracle que la racine, depuis tant de temps, ait conservé sa vitalité.
[63] Le mercredi, seizième jour d’août, aux environs de huit heures, chacun fit ses préparatifs pour le pèlerinage au Jourdain. Effectivement, quand nous eûmes pris notre collation, on nous amena nos ânes. Par le torrent du Cédron, nous reprîmes la direction de Bethphagé, puis, après avoir dépassé Béthanie que nous avions atteint directement, nous parvînmes à la fontaine des Apôtres. Il y faisait une chaleur accablante, dont on ne peut se faire une idée. Nous cheminions au pied de montagnes quasi-inaccessibles ; elles sont d’une telle hauteur que celui qui ne les a pas vues ne peut s’en faire une idée. Au plus profond de ces endroits désertiques, les Maures et nos accompagnateurs à pied qui assuraient notre conduite tombèrent sur une harde de sangliers. Ce que voyant, nos Turcs se mirent à pousser de si grands cris que nous autres, les Chrétiens, pensions qu’il s’agissait d’une rencontre avec les Arabes. La majorité d’entre nous en devinrent muets d’épouvante, et il n’y en avait aucun qui ne fût en proie à une énorme peur. C’était principalement vrai pour moi ; et je n’étais pas le dernier à prendre ma part de cette panique. Cependant, quand les cris cessèrent, nous nous rendîmes compte, à la vue des cavaliers lancés à travers la montagne de toute la vitesse de leurs chevaux, qu’il s’agissait de sangliers. Et de fait, ils mirent tant de zèle à les poursuivre qu’à coup de flèches et de pertuisanes ils en tuèrent deux. Cela ne fut pas d’un grand profit pour nous, la raison en étant chez eux on ne consomme jamais de viande de porc. Un peu plus haut, nous trouvâmes un lieu habité. Il y avait eu autrefois un cloître. C’est là que Joachim, le père de Notre-Dame, avait ses bergers ; il s’y retira fort meurtri quand Abiathar lui eut reproché sa stérilité. Joachim y séjourna longtemps, jusqu’au moment où l’ange vint lui annoncer la vénérable conception de Marie, mère de Dieu.
Un peu plus bas, sur la pente de la montagne, se situe l’endroit où le pauvre homme, qui descendait de Jérusalem à Jéricho, tomba sur une bande de voleurs qui le dépouillèrent, le frappèrent et le blessèrent[258]. Pour l’instant il n’y a qu’une grotte profonde, là où il y avait jadis un endroit bâti. Un peu plus loin, situé en plaine, sur le chemin, se trouve le lieu où l’aveugle retrouva la vue, après avoir interpellé Notre-Seigneur, en le poursuivant de ses cris : « Jésus, fils de David, aie pitié de moi[259] ! »
Par un beau chemin à travers une plaine qui était aussi plate et unie qu’une « Champagne », nos ânes allaient à si grande allure qu’à l’approche de minuit nous avions rejoint Jéricho où nous trouvâmes gîte dans la maison de Zachée. La ville est distante de Jérusalem de trente milles[260]. Elle a perdu son titre de « cité » ; ce n’est plus désormais qu’une pauvre bourgade, peuplée de malheureuses créatures, bien qu’elles habitent l’un des lieux les plus fertiles de tout le pays. La maison de Zachée a tout d’un solide et ancien château, avec quatre murs et quatre tours flanquant chacun des quatre coins, mais à l’intérieur il n’y a plus aucun bâtiment d’habitation. Il ne reste que des murs debout, mais sans toiture. Le renom de Jéricho, jadis, avait été extraordinaire.
[63v.] Devant le château, il y a un grand jardin plein de palmiers-dattiers. Au coin du bâtiment se trouvait le sycomore dans lequel était monté Zachée pour pouvoir plus facilement et aisément voir Notre-Seigneur, étant donné sa petite taille. C’est là que le surprit le regard de Notre-Seigneur qui lui dit : « Zachée, dépêche-toi de descendre, car aujourd’hui c’est dans ta maison que je dois faire halte[261]. » À une petite lieue de Jéricho vous trouvez la mer Morte, que l’on peut facilement distinguer depuis Jérusalem ; pour nous, nous l’avions identifiée clairement depuis l’endroit où nous étions hébergés.
Ce fut pour nous un énorme bonheur de nous trouver auprès de cette mer à laquelle la Sainte Écriture fait tellement souvent référence, et qu’elle mentionne. Elle est en permanence recouverte d’une sorte de brume ou de fumée opaque, aussi bien à midi qu’à toute autre heure du jour. C’est là que les cinq cités, à savoir Sodome, Gomorrhe, Adama, Seboïm et Bala[262], dans l’ancien temps, furent rayées de la carte, détruites, englouties et anéanties, à cause de leur péché contre nature ; ne survécurent qu’Abraham et son frère Loth[263], sa femme et ses deux filles, à qui il avait été interdit par Dieu, en outre, de se retourner quand ils s’en iraient. Mais la femme de Loth, curieuse de savoir ce que pouvait bien être ce bruit sourd de tonnerre et d’ouragan qu’elle entendait, inconsciente de la portée de son acte (comme sont les femmes, vous le savez bien), ne put s’empêcher de regarder derrière elle. Elle fut instantanément (par la volonté divine) changée en statue de pierre de sel, haute et large, de fort belle taille, comme nous pûmes l’apercevoir facilement depuis le rivage[264].
Dans la plaine, sur le pourtour du rivage, on trouve des plantations d’arbres de moyennes tiges portant des fruits un peu plus petits que des oranges. À voir comme cela, c’est le plus beau fruit du monde, à la peau couleur d’or fin ; mais dès que vous l’avez fendue, vous découvrez à l’intérieur la plus grande pourriture du monde, gluante et pleine de morve. À peine l’avez-vous vue, qu’il est bien difficile que le cœur ne vous lève et que vous ne soyez pris de vomissement. J’avais rapporté un de ces fruits jusqu’à Jérusalem, pensant le ramener jusqu’en mon pays, mais en moins de trois jours, il se couvrit de macules et de taches. On dit que cela est la punition des plaisirs ô combien exécrables et plus bas que terre auxquels s’adonnaient les habitants de ces cinq cités. Jéricho est célèbre pour ses roses, ce dont fait mémoire l’Écriture Sainte : « Comme un plant de roses de Jéricho[265]… » Ces roses ont une « vertu » qui ne manque pas d’étonner. La veille de la Nativité de Notre-Seigneur, principalement, elles commencent à s’entrouvrir, puis miraculeusement se referment, même une fois sèches et flétries. On prétend toutefois qu’elles doivent avoir la queue dans un verre d’eau.
[64] Jeudi matin, dix-septième jour d’août, environ deux heures avant le lever du soleil, nous étions déjà en selle. C’est alors que nous quittâmes le château de Jéricho. Au terme d’une traversée d’une belle région toute unie, nous parvînmes sur les bords du Jourdain, situé à une distance de six milles par rapport à Jéricho. Notre joie et notre plaisir furent si énormes d’avoir sous nos yeux le lieu tant désiré et tant invoqué, où notre Sauveur Jésus avait reçu le baptême des mains de monseigneur saint Jean[266], que tous les malheurs, toutes les tribulations, tous les mauvais traitements dont nous avions été l’objet durant les jours précédents, tout absolument fut oublié. Il n’y avait personne parmi nous qui n’en rendît grâces à Dieu. En un instant, chacun avait enlevé ses vêtements et s’était trouvé sans ses habits, et s’était laissé glisser pour entrer dans le Jourdain, le long de la berge qui se trouve à un niveau de dix pieds au-dessus de la surface de l’eau. La raison en est que jour après jour l’eau ruine et creuse le rivage, tellement le sol est sablonneux et doux. En ce lieu il y a rémission plénière de ses fautes. C’était pure merveille que de nous voir les uns nageant, les autres se lavant sur la berge, qui n’étaient pas assez hardis pour se jeter à l’eau, sous le regard de nos Turcs et de nos Maures qui du haut de leurs chevaux ne nous quittaient pas du regard, se moquant de nous et nous faisant la nique à la manière des Savoyards. Il y en avait qui se tenaient par la main, d’autres qui s’aspergeaient réciproquement en disant : « Si tu n’es pas baptisé, je te baptise… » Spectacle à rire, tout cela, dont nous étions la cause et le point de départ ! Ce qu’il y a de certain, c’est que je fus le seul à entreprendre la traversée du fleuve à la nage, jusqu’à l’autre rive, trois fois, aller et retour, ce qui m’attira, de la part de l’interprète turc de Jérusalem, la remarque que c’était là, pour ce qui me concernait, grande folie et simplicité d’esprit de me lancer dans une telle extravagance, tant à cause de la largeur et de la profondeur du fleuve et de la rapidité du courant que de la présence de crocodiles qui s’y cachent, et qui sont capables d’emporter un homme entier, même de jolie taille et force. Cet interprète affirma pour certain à mes compagnons que trois ans auparavant, sous les yeux des gardiens et des pèlerins, un crocodile s’était jeté sur un pèlerin et l’avait emporté alors qu’il se baignait dans le fleuve. C’était un brillant médecin. Les pèlerins en ressentirent à juste titre une grande affliction. Je crois que, si j’avais su cela auparavant, je ne me serais pas pareillement aventuré. Je remercie Dieu d’avoir assuré mon retour. L’eau du Jourdain est la meilleure à boire qui soit de toute la région. À une lieue de l’endroit où nous nous baignions, le fleuve se jette dans la mer Morte. Quoique le Jourdain soit très poissonneux, aussitôt, affirme-t-on, que les poissons s’approchent de ladite mer, il font demi-tour et retournent en amont de manière à échapper à la puanteur et à l’infection qui y règne. La plupart des savants disent que le Jourdain ne se jette point du tout dans la mer Morte, mais que, à la suite de diverses infiltrations et de pertes à travers le sol, il la contourne pour ressortir bien loin ailleurs.
[64v.] Dès que vous avez franchi le Jourdain, et que vous êtes sur la rive orientale, vous êtes en Arabie, et vous trouvez immédiatement les montagnes et les déserts où sainte Marie l’Égyptienne fit pénitence[267].
Monseigneur le soubachi de Jérusalem ne tarda pas à faire dire par les interprètes à chacun d’entre nous d’avoir à se trouver prêt à partir. Sur le champ vous eussiez pu voir les pèlerins se précipiter à la recherche de leurs chemises et de leurs vêtements qui étaient éparpillés d’un côté et d’autre ; et l’on ne pouvait manquer de rire à la vue de l’embrouillamini de tout ce monde. Une fois rhabillés et montés sur nos ânes que l’on nous avait avancés, accompagnés de nos seigneurs turcs sur leurs chevaux, nous arrivâmes à Jéricho, en suivant le ruisseau d’Élisée dans la direction de la montagne de la Quarantaine. À main gauche, nous laissâmes la mer Morte et le monastère Saint-Jérôme, qui est dit dans le vaste désert[268], situé à l’écart, au moins à quatre milles de la route. Effectivement, notre train fut tel, grâce à nos ânes qui s’étaient un peu restaurés en broutant la bruyère et les herbes (de la plaine de Jéricho) que nous nous rapprochâmes de la montagne de la Quarantaine. Arrivés là, il nous fallut mettre pied à terre, de façon à y accomplir notre pieux pèlerinage. Nous vîmes l’endroit désertique dans lequel notre Sauveur jeûna quarante jours et quarante nuits. Pour l’heure, il n’y a qu’un pauvre petit oratoire taillé dans le roc, où le diable, voulant tenter Notre-Seigneur, croyant qu’Il avait faim, et aussi pour avoir la preuve qu’Il était le Fils de Dieu, Lui dit : « Ordonne à ces pierres que tu as sous les yeux de se transformer en pains. » Notre-Seigneur lui répondit : « L’Homme ne vit pas seulement de pain, etc. » En cet endroit vous avez sept ans et sept quarantaines d’indulgences. À la cime de la montagne, est situé l’endroit périlleux d’accès où le diable transporta Notre-Seigneur et, Lui montrant tous les pays du Monde, Lui dit qu’il Lui donnerait tout cela s’Il voulait se prosterner à ses pieds et l’adorer, comme vous le trouvez plus amplement dans l’Évangile du premier dimanche de carême[269]. Sur ce piton, y va qui peut. Un certain nombre parmi nous, sept ou huit, y allèrent. Pas moi, parce que je n’étais pas très bien. (Quand ils redescendirent, ils n’étaient pas en meilleure forme que moi.) Au pied même de la montagne coule une belle fontaine au débit puissant appelée fontaine d’Élisée le Prophète[270]. Il y eut un temps, avant lui, où l’eau de la fontaine était amère et saumâtre autant ou même davantage que celle de la mer ; mais grâce au bon Élisée, qui l’avait bénite en y jetant du saint sel, ladite fontaine perdit toute son amertume, et l’eau en est la meilleure et la plus douce de tout le pays.
[65] C’est sur les bords de cette fontaine d’Élisée (à l’ombre des figuiers) que, les deux pieds dans l’eau comme un marchand d’oublies, pour se rafraîchir, nous prîmes notre collation. Pour qui possédait quelque petit morceau, ce n’était pas le moment de le dissimuler. J’avais, subrepticement, la nuit précédente, caché un poulet cuit dans ma manche, qui nous fut, à mes compagnons et à moi, de grand profit. Le vin nous faisait défaut, mais, pour ce qui était de l’eau (loué soit Dieu), elle ne nous coûtait pas cher. Pour faire bref, les pèlerins qui avaient fait, avec grande difficulté, l’ascension de la montagne étaient à peine de retour que, sans leur laisser le temps de se refaire en grignotant un petit quelque chose, l’ordre nous fut intimé de faire diligence pour prendre le départ. C’est là que vous auriez pu entendre les noms des Maures responsables des ânes, que chacun de nous appelait pour avoir sa monture ; et cela dans un tel brouhaha qu’un père n’aurait pas pu porter secours à son fils, tellement nous étions contraints tout à coup de faire vite. L’ascension des pentes de la montagne se fit à une telle cadence, vu la chaleur qu’il faisait, que c’était pitié de nous voir suants comme de vrais cochons. On nous y montra l’endroit où David se cacha, tremblant de peur devant Saül[271]. C’est de ce côté-là que l’on situait la vigne d’Engaddi[272] qui fleurait comme baume, et qui fut arrachée par ordre de la reine Cléopâtre et transplantée en Égypte, où actuellement elle produit en abondance un parfum à l’odeur si suave qu’elle n’a pas son pareil au monde.
Plus nous allions, plus notre fatigue s’accusait, plus nous étions brisés, et plus nous étions au bord de l’épuisement, tant était grande la chaleur qu’il faisait. Tenez pour sûr que la plupart d’entre nous étaient quasiment à bout de forces et au bord de l’effondrement. L’eau de nos cruchons était à demi-bouillante. Arrivés à proximité de la maison de Joachim[273], dont j’ai déjà fait mention ci-devant, nous avions dans l’esprit que notre capitaine pourrait bien contacter le seigneur soubachi pour obtenir de lui quelques instants de repos. Mais il n’en fut pas question, car la bonté de sa personne ne s’était pas encore manifestée à notre égard, et à aucun moment nous ne nous en étions aperçus. Voyant que le soubachi ne donnait pas le moindre signe de vouloir nous attendre, un gentilhomme de Bretagne, du nom de messire Roland, un seigneur de Savoie, monseigneur de Lachassagne[274] et moi-même, nous proposâmes trois ducats d’or à notre capitaine vénitien pour qu’il nous autorisât à prendre un peu de repos, le temps d’une petite demi-heure. Mais un Turc de Gazer[275] – ces gens-là sont les pires au monde – ne se serait pas comporté différemment ; il nous dit, plein de suffisance : « En avant, en avant, messieurs les pèlerins, en avant, en avant… » Alors nous allâmes, contraints de suivre, de toute la lenteur dont nos ânes étaient capables.
[65v.] C’est alors que vous eussiez pu voir, à travers ces éboulis des rochers, les ânes trébucher, les pèlerins tomber. C’était vraiment grande pitié de voir en quelle misérable situation nous nous trouvions. En l’état de malheur qui était alors le mien, je fus contraint de mettre pied à terre et de quitter mon âne au beau milieu d’une plaque rocheuse pour aller relever une malheureuse femme espagnole qui était tombée de son âne sur la pente de la montagne. Elle était là, la tête en bas, les jambes en l’air, exposant à la vue les « reliques de sa venue au monde »[276]. Il y avait de quoi rire, si tant est qu’on ait eu le cœur à le faire. Je suis persuadé que sans moi elle serait restée là, ou du moins qu’elle aurait été dévalisée et volée. Une fois remontés en selle, avec beaucoup de difficultés, autant elle que moi, nous nous trouvions exposés à tous les dangers, comme le sont les brebis aux attaques des loups au coin d’un bois. Toutefois, Dieu nous fit la grâce de suivre la route empruntée par le groupe des pèlerins ; après le coucher du soleil, nous entrions dans la sainte cité de Jérusalem. Nous allâmes directement nous étendre sur nos tapis, sans demander à souper.
Le vendredi matin, dix-huitième jour d’août, nous retournâmes au mont Sion pour visiter les Saints Lieux de l’église et du couvent. Il faut que vous sachiez et que vous compreniez bien que le bâtiment où sont actuellement les frères n’est absolument pas une église comme les autres de Jérusalem. Elle a toutes les apparences d’une demeure seigneuriale – c’était là que résidait David – de forme carrée à quatre voussures. Elle contient les sépultures de David, de Salomon, de Roboam[277] et des autres rois de Jérusalem. Les frères sont dotés admirablement de riches et somptueux ornements. L’église avait tous ses murs revêtus de riches tapis et de tissus d’or, de velours, de damas, et de toutes autres sortes qui mériteraient d’être mentionnés. Pour l’office divin, ils la décorent fort dignement. Ce sont des gens fort pieux et pleins d’une grande humilité mise au service de leurs frères, toujours prêts à vous consoler, à vous faire plaisir, à vous rendre service. Souvent, ils prennent des risques pour vous amener en un certain nombre d’endroits de particulière dévotion que vous ne verriez en aucune façon s’ils ne mettaient pas tous leurs soins à vous y conduire. Les lecteurs seront soucieux d’entendre décrire la situation de cette fort modeste église (comme je le fais ici) mais ils doivent comprendre que ce n’est pas là qu’eut lieu la Cène de Jésus-Christ, et qui était anciennement leur église. À l’heure actuelle, et cela depuis trois ans, ces messieurs les Turcs la leur ont prise et se la sont attribuée, même s’il est possible aux frères de pouvoir y aller autant de fois qu’ils le souhaitent, en empruntant une petite porte de leur maison, mais à condition que cela soit de nuit ou le plus secrètement possible.
[66] Et en effet le cher père gardien prit avec lui un groupe d’environ dix-huit ou vingt pèlerins, dans le plus grand secret. Quand, après avoir pris une montée d’escaliers, nous eûmes atteint le jardinet du couvent, nous prîmes à gauche par-dessus les infirmeries et apothicaireries ; on nous ouvrit une petite porte. Nous entrâmes alors le plus silencieusement possible. C’est le lieu où notre Sauveur et Rédempteur Jésus célébra la Cène avec ses apôtres, et où se trouvait l’église des frères de Sion, comme je vous l’ai dit ci-dessus. C’est un endroit de forme carrée, comme l’indique le dessin reproduit ci-contre[278], à quatre voussures, supportées chacune par un pilier. Contre le mur, au Midi, se trouve la place où avait été mise la table carrée (qui se trouve actuellement à Saint-Jean-de-Latran à Rome), sur laquelle fut mangé l’Agneau pascal. Notre-Seigneur était assis à l’un des côtés, ayant près de Lui saint Jean l’Évangéliste[279] Son cousin, qui se pencha sur la poitrine de Notre-Seigneur, comme s’il voulait s’endormir, pour Lui demander entre autres secrets quel était celui qui allait Le trahir. C’est au cours de ce repas que fut créé et institué le Saint Sacrement de l’autel ; c’est là que le Christ fit de tous Ses apôtres des prêtres, lorsqu’Il transforma Son propre corps en pain et en vin, et leur demanda d’en manger et d’en boire, en leur disant : « Faites cela en mémoire de moi[280]. » Ô lieu et demeure pleins de dignité et d’excellence pour avoir accueilli en toi pareil prodige ! Ô puissance divine, Tu mérites bien d’être vénérée et louée de T’être humiliée pour notre Rédemption au point de nous faire présent de tout Ton corps ! Quel est celui qui, à la vue de ce lieu précieux, ne trouverait pas réconfort, joie et consolation ?
Tout à côté, à droite, contre la fenêtre, au Midi, se trouve l’emplacement où Notre-Seigneur lava les pieds à Ses apôtres en signe d’humilité. Sortant de là, nous montâmes légèrement, en direction de l’est, du côté de la fenêtre dudit bâtiment, pour trouver une vieille chapelle dont une partie de la superstructure est totalement détruite et en ruines, qui était l’endroit où la glorieuse Vierge Marie et les douze apôtres reçurent la grâce et la mission du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte. Il y a là « plénière rémission » de ses péchés. Il y a aussi l’oraison qui suit :
Oraison de saint Côme[281] de Jérusalem, faite au mont Sion
Saint, Dieu, ô immortel[282], roi des rois, prêtre des prêtres, Toi qui, la veille de Pâques, alors que Tu Te disposais à passer de notre monde vers Ton Père, aimas les Tiens jusqu’au bout, et, parvenu au mont Sion, pénétras dans le sublime Cénacle accompagné de Tes apôtres, auxquels Tu confias la direction de l’Église et le pouvoir de juges sur le monde, là où Tu parfis le tout en instituant les admirables sacrements, [66v.] Toi qui mangeas le premier Agneau pascal, en sauvegardant la tradition, sous le symbole de Ta très pieuse eucharistie, qui as, tel un humble serviteur, dans un bel exemple d’amour, lavé les pieds de Tes frères et créé le divin sacrement de Ton corps et de Ton sang, et qui as envoyé le Saint-Esprit, le Paraclet, ici, le jour de la Pentecôte, à Tes apôtres et as annoncé en des termes profonds les insondables mystères de la Foi et de l’Église, nous implorons Ta clémence pour que Tu nous fasses la grâce par les filets de Ton sang sacré saint d’effacer les traces de nos fautes et de nous nourrir avec profit de Tes sacrements à la table de l’Église, Jésus-Christ, Sauveur du Monde qui avec Dieu le Père et le Saint-Esprit vis, règnes et gouvernes dans les siècles des siècles. Amen.
Au terme de notre visite à ce Saint Lieu, qui n’avait rien omis, nous redescendîmes au jardin ; l’ayant traversé ainsi que la cuisine, et passé près d’un beau puits, nous pénétrâmes à l’intérieur d’une petite chapelle qui se trouvait tout au bout du cloître, située deux marches en dessous. Il y a là un fort bel autel où est enfermé un morceau de la sainte colonne de la Croix. C’est le lieu même où Notre-Seigneur, y ayant pénétré alors que les portes en étaient fermées, apparut à ses apôtres, et où il montra à saint Thomas ses mains trouées et son côté percé en lui disant : « Thomas, mets-y ton doigt, et reconnais l’endroit où avaient été enfoncés les clous, etc. », comme cela est écrit en saint Jean, chapitre vingtième. C’est là, en ce jour, que je dis ma messe avec toute la ferveur que Dieu m’avait permise. Sortant de l’église, à droite, jouxtant l’escalier du grand Cénacle, nous trouvâmes l’oratoire de la Vierge Marie.
Du même côté, un peu plus haut à l’est, il y a deux pierres, l’une sur laquelle était assis Notre-Seigneur lorsqu’il prêchait, l’autre où prenait place sa très digne mère pour l’écouter. Par derrière, un peu plus bas vers l’ouest, vous trouvez une grosse pierre, dont on dirait qu’elle est de porphyre, de couleur rouge pâle, qui est l’endroit où eut lieu l’élection de saint Mathias en remplacement de Judas Iscariote : « C’est là que le sort désigna Mathias qui rejoignit le groupe des onze apôtres » (Actes des Apôtres, chapitre premier).
Sur un mur, du côté du Midi, près de ladite pierre, se trouve l’emplacement où saint Jacques le Mineur fut élu et consacré évêque de Jérusalem. Au centre de la grande place qu’il y a là, jouxtant le grand Cénacle, il y avait jadis une belle église, grande et imposante, dédiée à Notre-Dame, tenue par un chapitre de chanoines réguliers, à présent en état de ruines, détruite qu’elle a été par ces faux chiens de Maures et de Sarrazins. Il ne reste de cette église qu’un pan de mur, du côté de l’est, où apparaît encore aujourd’hui un fenestrage entier, qui donnait jour sur le grand autel. Gros dommage que cela, car ce qui reste du bâtiment prouve qu’il était somptueux. Au centre de l’église se trouvait la maison où trépassa la glorieuse Vierge Marie en présence des benoîts apôtres qui s’y étaient miraculeusement tous retrouvés pour la circonstance.
[67] C’est là qu’elle avait habité quatorze années durant, après la mort et Passion de son doux enfant. En ce lieu-là il y a pleine rémission de ses péchés. À la limite exacte de cette place il y a un petit mur de pierres sèches de forme carrée avec deux ouvertures, délimitant un terrain au centre duquel il y a une grosse pierre dressée à la façon d’un autel[283]. C’est la pierre sur laquelle fut déposé le corps de la Vierge Marie quand elle eut rendu l’esprit. Il y a là rémission de ses péchés. À environ six pas plus loin, en allant vers le nord, il y a l’endroit où monseigneur saint Jean l’Évangéliste disait souvent la messe devant la gracieuse Vierge Marie. Si on reprend la direction de l’ouest, à un jet de pierre, collant au coin de la maison ruinée qui est dite Saint-Angelo, se trouve le lieu de la Division des apôtres, lorsqu’ils furent envoyés porter la bonne parole à travers le Monde, comme dit l’Évangéliste : « Allez dans le Monde entier, et annoncez l’Évangile à toute créature[284]. » Derrière la grande église détruite à l’heure actuelle, dont je vous ai parlé il y a peu de temps, tout contre le mur qui subsiste encore derrière le grand autel, vous trouvez l’emplacement exact où fut rôti l’Agneau pascal.
Jouxtant ce lieu, si l’on prend la direction du Val de Siloé[285], se trouve la sépulture de saint Étienne le premier martyr, qui fut inhumé entre Nocodème et Abibon[286]. J’ai la certitude qu’il y avait sur le mont Sion beaucoup d’autres lieux remarquables, que je n’ai pas pu voir moi-même. Aussi messieurs les lecteurs devront-ils voir et lire ce qui m’a été communiqué, montré et affirmé par les anciens frères du lieu.
Après le dîner de ce dit jour, les frères nous emmenèrent au Val de Siloé, dans la partie située en-deçà du torrent du Cédron dans la direction du Midi. D’abord, tout droit en bas du mont Sion, nous trouvâmes une fosse profonde au fond de laquelle il y a une belle et bonne fontaine, mais dont l’eau n’est pas courante. C’est là que la Vierge Marie venait laver les menus langes de son doux fils Jésus lorsqu’elle le présentait au temple. En face, sur les pentes du mont des Oliviers, vous voyez les sépultures des Juifs. Plus loin, sur une autre face du mont Sion, à petite distance de la fontaine susdite, vous trouvez la piscine de Siloé dont les eaux courantes traversent le val, emmenées par de beaux conduits de ciment, pour rejoindre les jardins situés dans la partie basse. Ce qui est une magnifique chose à voir. Cette eau est bonne à boire et possède des vertus médicinales pour les yeux. Certains disaient que ceux qui s’y lavaient les yeux gardaient jusqu’à leur mort la vue qu’ils avaient à ce moment-là. À présent beaucoup s’y lavent, et souvent ils s’en trouvent bien. C’est là que Notre-Seigneur dit à l’aveugle : « Va, et lave-toi dans la piscine de Siloé. »
[67v.] Un peu plus au Midi, vous trouvez le lieu où était l’arbre qui s’entrouvrit pour renfermer et dissimuler le prophète Isaïe qui fuyait la colère du peuple. Le cèdre dont il s’agit se referma sur lui instantanément, grâce à l’aide de Dieu, aussi sain et robuste que jamais. Toutefois, certains s’en rendirent compte, et l’on fit scier l’arbre, et Isaïe en même temps dont le corps fut coupé en deux tronçons. Pour perpétuer la chose, il pousse toujours un arbre à cet endroit-là, rejet lui-même, dit-on, de l’arbre primitif. Bien près de cet endroit, il y a sa sépulture.
En remontant vers le Midi, en direction de la maison du mauvais conseil, vous trouvez une grande et profonde caverne dans laquelle s’étaient cachés huit des apôtres de Notre-Seigneur tout le temps que dura Sa Passion, pour échapper à la fureur des Juifs pervers et maudits. Ils y restèrent jusqu’au jour de la Résurrection.
Toujours sur notre chemin qui nous ramenait dans la direction de Sion, au flanc même de la montagne, à une petite distance de la caverne susdite, nous trouvâmes un terrain, dit Champ Aceldama[287], qui fut acheté pour la somme de trente deniers à un potier, afin d’en faire un lieu de sépulture pour les pèlerins. C’est un jardin clos de trois murs, le quatrième étant constitué par la montagne elle-même dans laquelle il a été entaillé. La construction ainsi implantée possède une voûte, apparemment, supportant une terrasse percée de neufs trous, sur laquelle on peut marcher comme sur la terre ferme. Elle est fort profonde ; elle a de large soixante pieds, de long soixante-douze. Par ces trous on y jette les cadavres des Chrétiens et des pèlerins ; et on nous a donné et affirmé comme une chose certaine qu’au bout de vingt-quatre heures les corps réduits en putréfaction ont totalement disparu.
Je veux satisfaire la curiosité des lecteurs du présent « voyage » qui pourraient avoir la fantaisie de demander l’origine de ces trente deniers que Judas avait reçus comme prix de la transaction conclue pour la livraison de son maître et Seigneur Jésus, et leur dire la vérité. À cette fin, je vais consigner par écrit le résultat des recherches que j’ai faites dans plusieurs ouvrages. Selon mes sources anciennes où j’ai puisé mes enseignements, ces trente deniers qui avaient été promis et versés à Judas, le traître qui livra Jésus, étaient les premiers à avoir été jamais forgés. Ils l’avaient été par Thare, le père d’Abraham, à la requête de Nyun, fils de Rez qui régnait alors en la cité de Ninive. Lorsque Thare quitta la Chaldée avec son fils Abraham et Loth son neveu pour aller en Mésopotamie, il les emporta avec lui, et, ses derniers jours arrivés, il les transmit et en fit don à perpétuité à son fils Abraham, lequel les utilisa pour acheter un terrain situé dans la vallée d’Hébron où avaient été ensevelis notre premier père Adam et sa compagne Ève.
[68] Le bon Abraham y ensevelit Sara la fidèle. Puis après, Aconite à qui il avait vendu le terrain trente deniers, donna cesdits trente deniers à l’un de ses proches parents ismaélite, qui était un grand marchand. Un jour qu’il traversait le champ de Dothain, il rencontra les frères de Joseph qui le lui vendirent. Mais, après cela, quand la grande famine s’abattit sur leur pays, les frères de Joseph partirent pour l’Égypte avec lesdits trente deniers qu’ils avaient touchés afin d’y acheter du blé. Ils les donnèrent à leur frère Joseph qui était alors gouverneur de l’Égypte, lequel les plaça dans le trésor royal. Par la suite, ils passèrent entre les mains de Moïse, lors de sa conquête de l’Éthiopie ; ils étaient restés en place, et firent l’objet d’un présent somptueux offert à la reine de Saba. Lorsque cette dernière vint rendre visite à Salomon pour apprendre de sa bouche la sagesse, elle lui fit de nombreux et somptueux cadeaux, au nombre desquels étaient les fameux trente deniers. Salomon les mit dans le trésor du temple, qu’il avait faire construire. Lorsque Nabuchodonosor (lors du règne de Zédéchiel, roi de Jérusalem) s’empara de la cité, il pilla le temple, et entre autres pièces d’orfèvrerie, emporta les trente deniers à Babylone ; il les donna en guise de présent à Balthazar, roi d’Arabie, duquel descendaient en droite ligne les trois rois qui vinrent adorer Jésus-Christ douze jours après sa naissance. C’est Balthazar, le plus jeune des trois rois, qui offrit ces trente deniers au petit enfant Jésus. Après cela, la glorieuse dame Marie, Vierge et mère de Jésus, les donna aux pauvres bergers qui, dans un beau moment de piété, les offrirent, lors d’une fête annuelle, au temple. Trente ans après, les Princes de la Loi les remettaient à Judas le « mauvais marchand ». De cette façon, vous pouvez connaître la pure et simple vérité concernant l’histoire de ces fameux trente deniers.
Revenons à notre premier propos. Lorsque nous eûmes visité à fond le Champ Aceldama, nous reprîmes notre ascension pour rentrer à notre logis. Et mettez-vous bien dans l’esprit qu’il n’y avait personne parmi nous qui, s’il avait eu sous la main un bon bocal de vin, n’en fût rapidement venu à bout. Rentrés dans notre « hôtel », notre collation terminée, nous prîmes un repos de deux heures environ. Lorsque le souper fut terminé, on nous invita à prendre toutes nos dispositions pour nous présenter en bon ordre, en rang deux par deux et à nous préparer à entrer au Saint-Sépulcre. Le désir que nous en avions fit que l’on n’eut pas besoin de nous le dire deux fois. Nous quittâmes notre logis de Saint-Jacques-le-Majeur, en prenant la direction du nord. On nous montra, à une petite distance de là, une pierre de section carrée, où Notre-Seigneur apparut aux trois Marie le jour de sa Résurrection, disant, au moment où il se faisait reconnaître : « Je vous salue ! Alors, elles s’approchèrent de Jésus et lui saisirent les pieds en se prosternant devant lui[288]. » Il y a là sept ans et sept quarantaines d’indulgence.
[68v.] À une distance d’un jet de boule en avant, nous longeâmes le château de David qui est implanté presque à l’extrémité du mont Sion. Je veux bien que l’on se donne grand-peine pour le restaurer et le remettre en bon état de défense, mais les experts en l’art militaire disent que les murailles ne sont pas percées de meurtrières situées suffisamment basses pour permettre un tir au canon performant. Sa hauteur est correcte, ainsi que l’épaisseur des murs, les créneaux sont valables, mais les fossés ne sont point assez profonds, et ils ne sont plus alimentés comme dans le passé ; la raison en est que les canalisations et les conduits en pierre ou en ciment, qui amenaient l’eau des torrents de la montagne, sont rompus, cassés, démolis et brisés. Ce qui explique que ces fossés soient secs et arides comme le sont les terrains qui sont sans eau. Puis nous arrivâmes sur la vaste place de l’église du Saint-Sépulcre dont le pavement est fait de beaux carreaux de pierre de taille, comportant une pierre marquée d’une petite croix[289], devant laquelle tous les pèlerins font une profonde révérence. La tradition veut que c’est sur cette pierre que Notre-Seigneur (portant sa lourde et pesante Croix), les yeux rivés devant lui sur la forte déclivité du mont Calvaire si rude à gravir, à bout de forces, tomba, un genou sur le sol, la marquant ainsi de son empreinte comme s’il s’était agi de cire ou de pâte. En mémoire de cela, nous fîmes là notre humble prière, en guettant l’arrivée du soubachi qui devait nous ouvrir la porte du Saint-Sépulcre. Mais nous avions beau attendre, il ne venait pas ; il s’attardait à tout coup en une taverne, près de l’église Saint-Jacques, où il buvait sans retenue et se soûlait jusqu’à la perdition de son simple et rude entendement. Et cela, en infraction avec les lois et commandements de la religion de Mahomet qui interdit le vin. Ceux qui ne respectent pas ces ordonnances et ces interdits disent pour leur défense qu’ils peuvent boire à la condition de vomir lorsqu’ils seront ivres. Ce faisant, ils sont quittes et absous de leur faute d’ébriété[290]. Tout bien considéré, et assurés qu’il ne viendrait point pour cette fois-là, nous nous résolûmes à prendre nos tapis et nos oreillers et à revenir tout penauds à notre gîte. Lorsque nous passâmes, pour rentrer, devant le château de David, nous fûmes l’objet de moqueries de la part des chefs de travaux et des maçons du chantier. Mais, en l’honneur du Rédempteur, il nous fallait endurer toutes les injures et les supporter patiemment.
Le samedi, dix-neuvième jour d’août, après l’assistance aux messes et la fin de nos oraisons, quelques frères de Sion nous emmenèrent dans les souks de Jérusalem, au milieu des boutiques et des marchands. Nous y fîmes divers achats : tissus de soie, de taffetas léger, de satin, chapelets de cornaline, rubis, diamants, fines turquoises, merveilleuses agates, noix d’Inde[291], pierres d’aigle[292] utilisées comme traitement pour les femmes durant le temps de leur grossesse.
[69] Aux environs de six heures du soir, une fois tous rassemblés selon notre bonne habitude, nous prîmes la route du Saint-Sépulcre. À peine y étions-nous entrés avec toute la piété dont nous étions capables, que nous commençâmes nos processions de la même façon que lors de notre première visite, non pas tout le groupe réuni, mais par quatre, six ou huit, au hasard de nos rencontres. Toute la nuit se passa uniquement à faire nos oraisons ou à écouter les autres communautés chrétiennes qui chantaient et psalmodiaient selon leur rite et usage. Ce n’était pas là une chose fort plaisante à écouter (à mon avis en tout cas). À l’approche de minuit, chacun se mit à la recherche d’un endroit pour y dire la messe. Les premiers sont toujours les mieux servis. Pour ma part, j’étais prêt à dire ma messe sur le Saint-Sépulcre, à la suite d’un chanoine du Bourbonnais ; mais le gardien me demanda d’attendre et de surseoir jusqu’à ce que soit terminée la sainte cérémonie au cours de laquelle il allait faire et adouber un certain nombre de chevaliers. Ce qui devait être terminé avant le jour, pour que les Turcs et les Sarrazins n’en aient pas connaissance. Cérémonie pour laquelle je dus tenir personnellement le rôle de servant et de diacre auprès du gardien[293]. Ce n’est qu’après qu’il me désigna un endroit pour dire ma messe, avant tous les autres ; ce qui me remplit de joie, car c’était l’heure à laquelle Notre-Seigneur était sorti, ressuscité, du Saint-Sépulcre, c’est-à-dire l’aurore.
Le dimanche, vingtième jour d’août, il pouvait être entre huit ou dix heures ; chacun de nous se prosterna à deux genoux, demanda à nouveau à Dieu pardon et miséricorde, l’émotion nous tirant larmes et gémissements, à l’idée qu’il nous fallait désormais quitter ce haut et Saint Lieu. Nous nous remîmes alors entre les mains de notre Créateur, lui demandant de bien vouloir nous préserver des maladies, des Turcs et des Sarrazins, ainsi que des dangers de la mer. Alors, deux à deux, nous sortîmes du Saint-Sépulcre, mains jointes, nu-tête, en vrais catholiques.
Sortant de la basilique, à gauche, tout contre le mur est, vous trouvez deux petites églises, proches l’une de l’autre. Celle qui est le plus près du Calvaire est la chapelle des Anges, l’autre de Saint-Jean-Baptiste. Au-dessus, il y a une autre petite chapelle de Notre-Dame, tout près de l’endroit où se trouvait la Croix, là où Notre-Seigneur dit à sa glorieuse mère : « Femme, voici ton fils, etc. » Exactement vis-à-vis, à l’ouest, il y a la grande tour et le campanile des cloches. En avançant le long du mur, du côté des trois chapelles susdites, au mont Calvaire même, en haut d’un escalier de dix-neuf marches, vous trouvez dans une petite église l’emplacement où Abraham se disposait à immoler son fils Isaac, et un peu en-dessous l’oliveraie où était l’agneau qui servit au sacrifice, comme cela est écrit dans la Genèse, au chapitre 22.
[69v.] Un peu plus loin, disposée en triangle, enclavée dans un grand mur, il y a la pierre de l’autel sur lequel le grand prêtre Melchisédech offrit son sacrifice, préfigurant ô combien le Saint Sacrement de Jésus et l’offrande qu’Il fit de Sa personne sur l’arbre de la Croix pour notre Rédemption. Les trois lieux de dévotion en question, situés sur le mont Calvaire, constituent un triangle, chaque chapelle formant l’un des angles, distantes l’une de l’autre de pas plus de dix pas. Vous en avez la description sur le dessin ci-contre[294]. Ces trois lieux d’offrandes, situés sur ledit mont Calvaire, sont vraiment de merveilleuses et grandes choses à méditer.
Ces visites terminées, nous revînmes au mont Sion pour prendre une bonne collation au couvent des frères. Le repas servi fut copieux et les mets de qualité ; des perdrix y tenaient une place de choix, comme les poulets chez nous. Durant le dîner, un frère du pays d’Hibernie[295] nous fit un prêche en latin, mais je crois que ni lui ni moi ne savions ce qu’il voulait dire. Toutefois, tant de bond que de volée[296], il en vint à bout, mais cela ne fut pas à son honneur. Souvent il serait préférable de se taire plutôt que de mal parler. À la fin du dîner, on fit circuler un plat d’étain sur les tables, afin que chacun puisse y déposer son offrande selon sa conscience, en témoignage de remerciement, destinée à l’entretien de la maison des religieux. En effet, ils n’ont d’autres ressources que celles qui leur viennent des dons des pèlerins, car ils ne sortent de leur maison que pour prêcher aux murs et aux rochers. Il faut bien considérer en effet qu’ils nous ont entretenus, ravitaillés et alimentés, durant tout le temps que vous pouvez calculer, en nous fournissant deux fois chaque jour le pain et le vin. Je demande à Dieu de le leur rendre en Son Paradis. Je suis persuadé que nos offrandes ne purent pas couvrir les mises de fonds et les dépenses qu’ils avaient engagées pour nous. Du moins, pour ce qui est de mes trois compagnons et de moi, ils eurent, de chacun de nous, quatre ducats. Quant à ceux qui avaient reçu l’ordre de chevalerie – ils n’étaient pas prêtres –, ils en avaient bien reçu par personne dix, ce qui leur valut approximativement un supplément de cent ducats et ils ont bien pu avoir, de nous réunis, trois cents ducats. La table levée, le gardien nous remit à chacun un petit paquet contenant plusieurs reliques provenant de chacun des Lieux Saints de Jérusalem qui étaient l’objet, de notre part, de grands soins et de grande vénération. Quand nous eûmes fini de chanter vêpres, nous rentrâmes en nos appartements de bonne heure, de manière à nous reposer et à faire nos paquets et nos préparatifs de départ, du mieux possible, car il nous fallait désormais reprendre la route de Rama et quitter la région asiatique. Vous auriez pu voir alors les pèlerins courir de-çà, de-là à leurs affaires ! Il était admirable d’entendre combien toutes leurs occasions de rencontres ne faisaient que bruire de la nouvelle qu’ils allaient désormais échapper aux tracasseries et aux embarras dont ils étaient l’objet de la part des Turcs.
[70] Étant donné que, parmi les merveilles et singularités du monde, le temple de Salomon[297] est et doit être considéré comme la meilleure, avant de conclure sur notre départ de Jérusalem, j’en veux bien faire et exposer quelques remarques en ce présent ouvrage – ce que j’ai vu, ce que j’ai compris et appris par ouï-dire –, afin d’en donner quelque connaissance à ceux qui n’en savent rien, et qui liront le récit que j’ai fait du présent voyage. Le premier point abordé sera celui de la situation de la Sainte Cité de Jérusalem, afin de mieux saisir la véritable fondation du temple de Salomon.
La cité de Jérusalem est située en Judée-Palestine, sur un sommet dont l’altitude est telle que, de là, on a une vue sur la plus grande partie de l’Arabie, sur le mont des Arabes, de Nébo[298], de Phasga, sur la plaine et la vallée du Jourdain, sur Jéricho et la mer Morte, jusqu’au désert de pierres. À ma connaissance personnelle, il n’existe aucune cité, quelle qu’elle soit, pour avoir plus beau ou plus plaisant point de vue. Seule, dans la région, Silo[299] culmine à une altitude supérieure à celle de Jérusalem.
La longueur du périmètre de la Sainte Cité (non compris le mont Sion), selon Josèphe, était de trente-quatre stades (huit stades équivalent à une demi-lieue). Le mont Sion, y compris l’enceinte extérieure, comportait neuf tours, situées à l’extérieur des murs à une distance d’un jet de pierre, et éloignées l’une de l’autre de trois cents pieds, soit cent pas. Il est clair que le tour et périmètre global de ladite cité était de cinq milliaires, quatre stades et vingt-cinq pas à l’époque de sa destruction par les Romains, toujours en suivant Josèphe qui fut lui-même témoin de l’événement. Ce n’est que plus tard que les Chrétiens inclurent à l’intérieur dudit périmètre le site du Saint-Sépulcre, qui se trouvait anciennement en dehors de Jérusalem. Il est évident que le mur d’enceinte total de la cité est ainsi plus long qu’auparavant. La fortification de la partie occidentale est constituée de moellons carrés indissolublement scellés au ciment et au plomb. La muraille de ce côté est appelée Château de David. À l’est, se trouve la puissante et profonde vallée de Josaphat, ainsi que la redoutable et inexpugnable porte, nommée porte Dorée, qui fut le théâtre de bon nombre d’événements remarquables. C’est là, par exemple, que se fit la rencontre de Joachim et de sainte Anne qui l’avait attendu jour après jour, et le vénérable mystère qui s’ensuivit de la sainte conception de Marie, Vierge et mère de Dieu. C’est par cette porte, deuxièmement, que notre Sauveur et Rédempteur Jésus fit son entrée à Jérusalem le jour des Rameaux, monté sur une ânesse, et qu’il fut l’objet de profondes marques de révérence de la part des Juifs, lorsqu’ils coupèrent les branches des arbres pour en tapisser son chemin. C’est enfin la voie qu’emprunta l’empereur Héraclius[300] pour pénétrer dans la cité, après avoir reconquis la Vraie Croix sur le roi Chosroès[301] de Perse. Après quoi, ladite porte fut à jamais fermée.
[70v.] Le temple de Salomon a été construit sur le mont Moria[302], à l’intérieur de la cité. À l’origine, ledit mont était plus élevé qu’aujourd’hui. Les Romains, lors de la prise de Jérusalem, ruinèrent à ce point ce lieu sacré que l’esplanade tout autour, plate et unie sur toutes ses parties, fut réduite à la dimension, tant en longueur qu’en largeur, d’une portée d’arc. Ce temple a été détruit et pillé à diverses reprises, pour ce qui est du moins des richesses qui y étaient enfermées. Les grosses murailles n’ont pas souffert, aussi ont-elles servi de bases pour les splendides constructions qui y ont été élevées. Le premier temple était beaucoup plus riche et somptueux que celui d’aujourd’hui, parce que la quasi-totalité du trésor du roi David et de Salomon son fils (né de Bethsabée[303]) avait été affecté à sa construction et à sa réalisation. D’après le premier livre des Paralipomènes, David disait, s’adressant à Salomon : « Mon fils, aie confiance, sois homme de cœur, et n’aie pas peur. J’ai amassé tout au long de mon existence, rassemblé et mis de côté tout l’argent suffisant pour mener à bien la construction du temple et de la maison de Dieu, à savoir cent mille talents d’or et un million de talents d’argent[304], ce qui représente une jolie somme difficilement calculable. » Josèphe, au septième livre des Antiquités, dit qu’à sa mort David laissa un trésor plus important que nul autre roi, hébreu ou païen. Eusèbe[305], au neuvième livre des Préparations évangéliques, affirme que c’est Dieu lui-même qui révéla le lieu où le temple de Dieu devait être construit, et qu’il lui fut signifié qu’étant donné qu’il avait sur les mains tout le sang qu’il avait fait couler au cours de ses campagnes, en particulier contre Urie, il ne pourrait pas lui-même bâtir ledit temple. C’est la raison pour laquelle il constitua le plus énorme amas qu’il put d’or et d’argent, de cuivre, de pierres, de poutres de cyprès et de cèdres, et qu’il fit venir d’Urphe, une île de la mer Rouge, riche en mines aurifères, une grande quantité d’or. À sa mort, son fils Salomon, qui avait reçu la mission de bâtir le temple avec le trésor constitué par son père, envoya la missive suivante au roi d’Égypte, qui s’appelait Vafres : « Salomon, roi de Judée, à Vafres, roi d’Égypte, son ami paternel, salut. [71] Sache que, par la grâce de Dieu et de David mon père, le royaume de Judée m’est échu. David, de son vivant, m’avait confié la mission de bâtir un temple au Créateur du ciel et de la terre et m’avait exprimé sa volonté, qui était que je t’envoie un courrier par lequel je te demanderais de bien vouloir me prêter ton concours et ton aide pour réaliser cette mission. C’est pour cela que je te demande de bien vouloir me faire la grâce de m’envoyer gens de maîtrise, maçons et tailleurs de pierre, ouvriers et charpentiers afin de construire ledit temple. » Quand il eut reçu cette lettre, le roi d’Égypte lui répondit par écrit le courrier suivant : « Je t’envoie cent soixante mille hommes, ouvriers et spécialistes en construction de bâtiments, comme tu m’as demandé. À cette fin, je vais faire dégager des crédits pour assurer leur entretien de façon que leur subsistance soit assurée, qu’ils ne manquent ni ne soient privés de rien, afin que, une fois terminée la construction totale du temple, ils puissent nous revenir en bonne forme. » Salomon envoya une lettre identique au roi Hiram[306] de Tyr ; il en reçut aussi une semblable réponse, dans laquelle il lui annonçait qu’il mettait à sa disposition le même nombre de gens de maîtrise et d’ouvriers. Mais il fit davantage en lui envoyant un architecte, c’est-à-dire un maître et éminent spécialiste en conception de bâtiments, originaire par sa mère de Judée, dont la renommée d’architecte disait qu’il était le meilleur des trois cent vingt mille gens de métier ci-dessus mentionnés. Ce qui représente un étonnant effectif.
La majeure partie de ce temple était de marbre blanc, construit en gradins à trois paliers, surmonté d’une couverture de plomb, percée d’une ouverture en forme de croissant. Il était de forme hexagonale à six pans.
Chaque étage de l’édifice, dans sa partie basse, avait soixante coudées en longueur et cent vingt en hauteur [sic]. Le mur intérieur était dans sa totalité recouvert d’or pur, le pavement de marbre fin. Le plafond qui recouvrait lesdits étages[307] était totalement fait de lattes de cèdre, de cyprès et de sapin reliées entre elles et entrelacées, formant une sorte de chaîne, par des clous d’or fin, chacun d’une valeur de cinquante sicles. Si la longueur et la hauteur des trois paliers se rétrécissaient au fur et à mesure que l’on s’élevait, la richesse du décor par contre allait toujours augmentant.
Il serait impossible de dire le coût de la construction de ce temple à qui ne l’aurait pas vu. Toutefois, celui qui existe actuellement est loin d’égaler en splendeur et en taille le bâtiment originel, lequel, à la date d’aujourd’hui, avait à quatre reprises été pillé, son trésor emporté, et dans sa presque totalité détruit et rasé. La réalité de l’édifice lui-même et de sa richesse intérieure dépasse tout entendement. Eupolème[308], historien païen, dit que la somme totale de l’or utilisé pour les colonnades et les vases en or du temple s’élève à quatre millions six cent mille talents d’or, et que la dépense en argent pour les clous et le reste monte à douze cent trente-deux talents.
[71v.] Puis, une fois que l’on eut payé les ouvriers, on les renvoya dans leur pays, ceux qui venaient d’Égypte en Égypte, les Tyriens à Tyr[309]. On leur avait réglé à chacun dix talents d’or. En guise d’introduction, il faut savoir qu’un talent vaut un sicle. L’exposé sur le talent nous permet de saisir le sens de ce qui a été écrit ci-dessus sur le trésor de David, estimé à la somme extraordinaire de talents mentionnée. Saint Jérôme, dans son exposé du chapitre 4 d’Ézéchiel, dit qu’un sicle correspond à un stater, valant quatre drachmes attiques ; ce qui est conforme au propos de Josèphe au livre 3 des Antiquités, où il affirme qu’un sicle vaut quatre drachmes attiques, tirant cette affirmation du chapitre 30 de l’Exode, où il est écrit : « Un sicle vaut vingt oboles, dont la moitié ira en offrande. » Selon ce calcul, en comptant les seuls cent soixante mille ouvriers, parce que le Texte Saint dit « cent soixante mille tailleurs de pierre, ainsi que soixante-dix mille qui livraient la pierre, et trois mille trois cents gens de maîtrise », si on a donné à chacun dix sicles d’or, soit quarante drachmes selon Eupolème, la somme totale se monte à un million six cent mille sicles d’or, soit six millions quatre cent mille drachmes (cent drachmes valant une livre). Or la livre romaine d’or fin, selon le texte précité, valait un peu plus de cent dix écus soleil. Pour faciliter les comptes, prenant un écu soleil pour une drachme, on arrive au total de six millions quatre cent mille écus. Ensuite, pour ce qui est de l’autre ligne de budget concernant les dépenses pour les colonnes, les ornements, les chérubins, les vases et les dorures du temple, il faut ajouter à la somme précédente quatre millions six cent mille sicles d’or, soit dix-huit millions quatre cent mille drachmes (soit autant en écus soleil), en prenant huit écus pour une once, soit huit drachmes ou huit gros selon notre monnaie de France, car nous appelons un gros ce qu’ils appelaient une drachme, et une demi-once ce que les Hébreux nommaient un sicle et les Grecs un stater.
Ces deux comptes réunis s’élèvent à vingt-quatre millions huit cent mille écus soleil. Mais étant donné que l’or était fin, nous prendrons l’once à neuf écus, soit dix-huit livres tournois ; nous ajouterons par livre romaine ou attique douze écus et demi, et par sicle [72] un demi-écu (la livre valant vingt-cinq sicles). L’addition s’élèvera alors à trois millions cent mille écus, le total étant de six millions deux cent mille sicles qui valent trois millions cent mille onces[310] ; et à chaque once nous ajouterons un écu soleil. Ce qui fait que le coût total du temple de Salomon, pour ce qui concerne les deux lignes de défenses susdites, s’est élevé à vingt-sept millions neuf cent mille écus soleil, à quoi il faut ajouter douze cent trente-deux talents, sept cent trente-sept mille deux cents écus couronnés. Tout cela sans tenir compte du coût de la main-d’œuvre pour les salaires versés à soixante-dix mille manouvriers dont fait mention le Texte Sacré au livre 3 des Rois, ni aux trois mille trois cents cadres à qui incombaient la construction, la maîtrise et l’intelligence de l’ouvrage. Sans parler de la chaux et de son voiturage, ni des achats du bronze et du fer. Le total s’élèvera encore notablement si l’on y ajoute les autres cent soixante mille ouvriers envoyés par le roi d’Égypte ainsi que le dit Eupolème. On retiendra en outre que le Texte Sacré ne fait mention que des tailleurs de pierre et des charpentiers. C’est dire assez quelle idée on peut se faire du coût, dont la valeur dépasse toute estimation, du chef-d’œuvre que représentait le temple de Salomon.
Messieurs les lecteurs, puissiez-vous être satisfaits du résultat de mon travail de recherche poursuivi à partir de diverses sources que j’ai exposées ici, afin de vous en donner plus ample connaissance. Si vous désirez en savoir davantage, consultez le livre 1 des Rois et celui des Paralipomènes. Ce faisant, vous connaîtrez tout ce qui concerne la réalisation de cette construction.